Emmitouflé dans son pardessus et son écharpe, l'allure tranquille et le regard aux aguets, Patrick Karegeya, en novembre dernier, avait refusé de nous recevoir ailleurs que dans un grand hôtel du quartier huppé de Johannesbourg et c'est presque à l'improviste qu'il avait soudain surgi à notre table. Sans se faire prier, il expliqua ce luxe de précautions par la menace constante que le président rwandais, son ancien compagnon de lutte, continuait à faire peser sur lui « lorsqu'il s'agît de tuer, il ne prend l'avis de personne… Autour de lui, on discute politique, économie, mais lorsqu'il s'agît d'assassinats politiques, il y a une sorte de chaîne de commandement, parallèle à celle du gouvernement et en définitive, c'est Kagame qui détient le pouvoir ultime… » Et le transfuge de rappeler que le général Kayumba Nyamwasa, ancien chef de l'armée et réfugié comme lui en Afrique du Sud, avait échappé à deux tentatives d'assassinat, une fusillade en pleine rue puis une tentative d'étranglement sur son lit d'hôpital, agression qui avait contribué à refroidir les relations entre Pretoria et Kigali.
Quelques semaines après notre rencontre, l'ancien chef des services de renseignement rwandais, malgré sa prudence, allait être retrouvé étranglé dans la salle de bains d'un autre hôtel de luxe de Johannesbourg, le Michelangelo, où il avait été rendre visite à un homme d'affaires rwandais qu'il connaissait fort bien, Apollo Kirisiri Ismaël, en fuite depuis lors. Jusqu'à présent, la police sud africaine, sans mettre le régime de Kigali en cause, se contente d'assurer que l'enquête se poursuit et que trois suspects rwandais ont été arrêtés.
Paradoxalement, dix jours après l'assassinat et alors que l'ambassadeur du Rwanda en Afrique du Sud avait démenti toute implication de son pays, c'est le président Kagame lui-même qui a indirectement vendu la mèche : sans citer nommément Karegeya, il assura, à l'occasion d'un déjeuner de prières, que « la trahison a ses conséquences » ajoutant encore « quiconque trahit notre cause ou souhaite du mal à notre peuple deviendra une victime. Reste seulement à savoir comment il deviendra une victime… »
En exil depuis 2006, Karegeya représentait il encore une menace pour son pays ? Il est certain que les membres de la « bande des quatre », le général Kayumba, l'ancien chef d'état major Théogène Rudasingwa, l'ex procureur général Gérard Gahima et le défunt lui-même ont été des compagnons de la première heure de Paul Kagame, engagés aux côtés du président ougandais Museveni dans les années 80 et fondateurs d'un Front patriotique rwandais qui à l'époque luttait pour le retour des exilés tutsis et pour la mise en place d'un régime démocratique au Rwanda. Ces quatre hommes, des piliers du régime, jouissaient d'un prestige considérable au sien de l'armée mais ils ne tardèrent pas à s'opposer à Kagame, non seulement parce que ce dernier entendait lutter impitoyablement contre la corruption, mais surtout parce qu'il ne supportait guère la contradiction, fût elle venue de ses plus anciens camarades.
Or certains d'entre eux, d'après Karegya, s'étaient opposés à la deuxième guerre du Congo et à toutes les tentatives de déstabilisation du pays voisin. Depuis son refuge sud africain, Karegeya s'était révélé un opposant pugnace et dangereux : non seulement il se targuait de pouvoir démontrer l'implication de Kagame dans l'attentat contre l'avion d'Habyarimana, mais surtout, il avait noué des contacts au Congo, et Kigali accusait ce Tutsi de grand lignage d'avoir conclu une « alliance contre nature » avec les combattants hutus des FDLR. Un soupçon qui s'est transformé en condamnation à mort.
http://blog.lesoir.be/colette-braeckman/2014/01/21/karegeya-le-transfuge-qui-en-savait-trop/
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