Jean Lingstein – mediapart.fr, le 21 juillet 2014
+ l' « éloge » en question, dans une interview d'André Guichaoua réalisée par Sabine Cessou – nouvelobs.com
Dans sa dernière interview d'André Guichaoua, l'universitaire revient sur les origines du conflit d'interprétation de l'histoire du génocide entre la France et le Rwanda.
Enoncées sur un ton neutre, ses "analyses", qui visent à pourfendre 2 camps aux idéologies radicales et caricaturales, semblent faire preuve d'une modération et d'une brillante objectivité, qui traduit avec justesse la complexité de la situation.
Pourtant, malgré un certain nombre de propos faisant preuve, en effet, d'une juste mesure, certains commentaires, plus ou moins directs, prennent quelques libertés avec les faits, … et ce n'est pas la première fois. Décryptages.
Ca démarre assez fort sur le début du conflit armé.
La guerre enclenchée en 1990 au Rwanda par la rébellion du Front patriotique rwandais (FPR), créé par des réfugiés tutsi en Ouganda, a progressivement cristallisé le clivage ethnique et conduit à une bipolarisation du champ politique national en deux camps pro-hutu ou pro-tutsi, adossé chacun à des blocs militaires mono-ethniques.
Donc, pour André Guichaoua, l'attaque des réfugiés tutsi est L'origine de la déstabilisation raciste du Rwanda ; conclusion, le FPR porte la responsabilité du pourrissement de la situation. Ce n'est pas dit directement, … mais, en tout, cette vision escamote substantiellement les véritables raisons de la monté du racisme anti-tutsi ; c'est-à-dire celle d'un état raciste qui exploite un conflit armée pour radicaliser sa population contre l'ennemi désigné: le tutsi.
Le professeur exploite ici l'argumentaire manipulateur systématique du pouvoir hutu raciste, qui à chaque velléité de retour des réfugiés tutsi, organisait des pogroms à grande échelle, les faisant passer comme une réaction populaire spontanée et incontrôlable, dans le but de se dédouaner. Ce schéma était le même depuis 1959. Les pogroms étaient organisés et encadrés par le pouvoir administratif en place; l'attaque des réfugiés n'était qu'un prétexte pour prendre en otage les tutsi de l'intérieur.
De plus, à partir de 1990, le régime Habyarimana va utiliser les attaques du FPR pour focaliser l'attention de l'opinion intérieure sur "l'ennemi tutsi", afin de faire diversion des pressions populaires réclamant plus de démocratie.
Ce n'est donc pas l'attaque du FPR qui est la cause du pourrissement, mais son exploitation, par le pouvoir en place, à des fins racistes de plus en plus radicales.
Autre erreur gênante (même si elle ne l'est que par omission) ; celle de comparer les 2 armées comme 2 clones inversés, toutes deux mono-ethniques, est une vision manipulatrice. Si c'est vrai pour les FAR, il faut préciser que du côté du FPR, certes composé pour quasi-totalité de réfugiés tutsi, elle va rapidement être rejointe par des hutu modérés opposés au régime en place. Mais surtout, il est très important de préciser que le FPR n'a jamais eu dans son discours ni ses actes fondateurs la moindre velléité ethnique. Son fondement idéologique était au contraire de mettre fin à la discrimination et à cette stigmatisation ethnique. Tendre à résumer le conflit FPR-FAR à la confrontation de 2 blocs ethniques opposés, revient à le caricaturer en simple conflit inter-ethnique (bref une sauvagerie africaine des plus banale), au lieu d'y voir ce qu'il était vraiment: l'affrontement de 2 blocs politiques aux visions diamétralement opposées.
Puis, on en vient à l'attentat du 6 avril 1994, signal de départ du génocide. S'il faut reconnaître qu'André Guichaoua ne tombe pas dans le piège simpliste qui consiste à présenter ce dernier comme LA cause du génocide, certaines interprétations autour de cet événement sont plus douteuses.
Les polémiques ont commencé dès lors qu'il s'est agi de s'interroger sur le pourquoi de cette tragédie.
Pour les uns, ce sont des extrémistes hutu qui sont les auteurs de l'attentat du 6 avril contre le président Habyarimana et les organisateurs du génocide qui l'a suivi.
Certes, mais quelle mauvaise caricature! En effet, parmi l'ensemble de la société civile (nommons ainsi l'ensemble des chercheurs, journalistes, et citoyens qui s'interrogent ou dénoncent les extrémistes hutu auteurs du génocide et la complicité d'éléments minoritaires au sein de l'état français), tous s'accordent à n'apporter que peu d'importance à son signal de départ, c'est à dire l'attentat du 6 avril 1994, dans la mesure où le génocide était organisé et planifié depuis longtemps. Certes la preuve que les extrémistes hutu sont les auteurs de l'attentat serait un facteur aggravant, ... mais en lui-même ni nécessaire, ni suffisant.
L'identification des auteurs de l'attentat n'a fini par devenir majeure que parce qu'il fallait contrer l'argumentaire négationniste basé sur le syllogisme ultra-simpliste suivant: le génocide a démarré après l'attentat, donc l'auteur de l'attentat en est le seul et unique responsable. Kagamé a commis l'attentat donc Kagamé est le seul responsable du génocide. cqfd.
De plus, les manipulations de plus en plus grossières visant à désigner Kagamé et le FPR comme les auteurs de l'attentat ont obligé les observateurs indépendants à dénoncer ces manipulations et les faux sur lesquels elles se basaient.
Dans le même esprit André Guichaoua prétend que la démonstration de la planification du génocide repose essentiellement, voir uniquement sur celle que les extrémistes hutu sont les auteurs de l'attentat. Là, c'est encore un raccourcis on ne peut plus faux !
La démonstration de la planification du génocide repose, entre autre, sur la montée de la propagande raciste anti-tutsi, de la création de media de la haine (principalement, mais pas uniquement, Kangura puis la RTLM) qui appelleront aux massacres puis les encadreront; les massacres pré-génocidaires des Bagogwe puis du Bugesera, qui serviront à tester le processus d'extermination; la mise en place de caches d'armes, les listes de tutsi à éliminer, la formation de milices recrutées dans les populations délinquantes et/ou désœuvrées, d'escadrons de la mort, les faux attentats attribués aux tutsi pour terroriser la population, la déclaration du Colonel Bagosora menaçant de "préparer l'Apocalypse" etc..., etc... Le tout à travers un système de manipulation extrêmement efficace, visant à diaboliser le FPR et ses alliés de l'intérieur, mis en place par le Lieutenant-colonel Anatole Nsengiyumva, de mobilisation de la population et de quadrillage administratif d'une sophistication inouïe. Soit un ensemble d'éléments fondateurs pour la plupart situés avant 1994, .... et qui ne pouvaient pas être pris en compte par le TPIR car il avait été négocié dans son statut (par la diplomatie française probablement) qu'il devait se limiter exclusivement aux événements de l'année 1994.
Puis, vient s'ajouter un certain nombre d'inexactitudes plus ou moins importantes, … mais toujours orientées dan le même sens.
(...) ni même entre les troupes belges et françaises qui, implicitement ou explicitement, avaient déjà pris le parti d'un camp.
La Belgique pro-FPR? C'était malheureusement l'argument des génocidaires, .... mais ça ne repose, sur rien d'autre que sur les arguments de ces extrémistes hutu, mécontents de n'avoir pu trouver en Belgique le même soutient inconditionnel qu'en France.
André Guichaoua trahit maladroitement sa proximité avec certaines sources!
Ce soutien s'est formalisé par des accords de défense.
Encore faux. Il s'agissait d'accord d'assistance militaire, limitée à la gendarmerie. L'intervention militaire française était donc illégale, et la signature d'un avenant, remplaçant "gendarmerie" par "Forces armées rwandaise", rétroactivement en 1992, ne pouvaient en aucun cas en assurer sa légitimité, bien au contraire.
Le génocide est l'aboutissement d'une stratégie politique, mise en œuvre à partir du 7 et du 8 avril par des groupes politico-militaires extrémistes hutu (...)
Comme si le génocide avait été organisé à la va vite après l'attentat, en dépit de tous les signes témoignant de sa préparation (et cités plus haut).
De plus, dès le 7 avril 1994 au matin commence le massacre des tutsi à Kigali. A Gisenyi, dès le 7 au soir, il n'existe quasiment plus aucun tutsi vivant.
Pourtant, André Guichaoua dans ses multiples déclarations continue de prétendre, contre toute évidence, que le génocide n'a commencé que 12 ou 13 avril 1994. C'est une réécriture grossière de l'histoire!
Ainsi, le programme Ndi Umunyurwanda (« Je suis rwandais ») lancé en 2013 par les autorités rwandaises propose à chaque Hutu de demander pardon pour les crimes commis au nom de tous les Hutu, et ensuite à chaque Tutsi de pardonner au nom de tous les Tutsi. Ces autorités réintègrent l'ethnie dans le discours politique (...)
Comment André Guichaoua peut-il se permettre un tel jugement lapidaire sur une procédure interne au Rwanda alors qu'il n'y a plus mis les pieds beaucoup trop longtemps.
La critique du régime en place au Rwanda est légitime par principe, mais accuser les autorités rwandaises de vouloir rétablir la stigmatisation ethnique, c'est vouloir ancrer dans les esprits, que le régime actuel est le semblable opposé du régime génocidaire ou pré-génocidaire précédent.
Or quoique l'on puisse dire des mesures prises par le gouvernement actuel rwandais, rien qu'il ne fasse ne peut être comparé à l'ancien régime raciste, d'apartheid et de discrimination, qui n'avait rien à envier au IIIème Reich.
Pendant toute son existence, le TPIR a cherché à prouver la thèse dite de la « planification du génocide », c'est-à-dire de l'entente en vue de l'organiser.
S'il avait pu disposer de la moindre preuve tangible, susceptible d'être validée contradictoirement par les juges, de la culpabilité des « extrémistes hutu » dans l'organisation de l'attentat, aucun procureur n'aurait résisté à intégrer l'attentat du 6 avril dans son mandat et à poursuivre les accusés présumés.
Pourquoi ne l'ont-il pas fait ? Pourquoi le Rwanda ne l'a-t-il pas exigé alors qu'il a fait plier tous les procureurs successifs à ses desideratas ?
Encore une fois, André Guichaoua retombe dans ses travers et corrèle la preuve de la planification du génocide à la preuve que l'attentat contre le président Habyarimana est bien l'œuvre des extrémistes hutu. Corrélation ridicule qui vise à nier ce qui a été organisé en amont, notamment avant 1994.
Mais surtout, André Guichaoua diffuse une légende urbaine véhiculée par le clan génocidaire et/ou négationniste qui est que l'ONU, sous la pression du Rwanda, aurait empêché toute enquête internationale sur l'attentat du 6 avril 1994.
Prenons un exemple d'argument à charge, pour estimer la crédibilité de cette thèse: celle de la "boîte noire"; elle prétendait que l'ONU, qui avait pris possession de la "boîte noire" de l'avion abattu, aurait transféré celle-ci dans son quartier général à New-York. Preuve accablante de son obstruction à mener l'enquête sur cet attentat! Et oui, c'est accablant, et le journaliste Stephen Smith ne tardera pas à se répandre, dans Le Monde, en insinuations contre l'ONU, elle-même à la solde de Kigali.
Malheureusement pour Stephen Smith, il s'avéra rapidement que la "boîte noire" en question n'est pas une "boîte noire" de Falcon 50 ; puis, on apprendra quelques années plus tard, que la "boîte noire" retrouvée est celle d'un concorde (sic), à laquelle a été ajouté une conversation sur l'aéroport de Kigali (re-sic). Bref, un montage de toutes pièces, une opération de désinformation majeure, organisée sur plusieurs années, qui jette une lumière sombre sur les manœuvres autour de l'attentat par un clan obnubilé à tenter de prouver que Kagamé en est l'auteur; le tout sous forme d'accusations en miroir visant à faire croire que c'est ce clan Kagamé qui caviarde l'enquête.
Certes, André Guichaoua n'est pas, sur le coup, responsable de cette manipulation, mais force est de déplorer, qu'il s'appui dessus dans son argumentaire.
Ce n'est évidement pas la seule opération de désinformation autour de l'attentat visant à incriminer le président rwandais Paul Kagamé, puisque le dossier à charge monté par le juge anti-terroriste Jean-Louis Bruguière n'est composé que de faux: fausse boîte noire, on vient de le voir, faux témoignages, fausses traductions, faux lance-missiles, fausses interceptions radio, etc…
Et dans cette entreprise, André Guichaoua n'a pas été en reste.
Omniprésent dans l'instruction du juge Bruguière, il s'impose, avec ses amis les universitaires Claudine Vidal et Philip Reyntjens, comme "experts" exclusifs autour du juge, lui même régulièrement alimenté par Paul Barril, pour orienter l'enquête "vers les bonnes pistes".
Son fait d'arme le plus glorieux: avoir "offert" au juge français, le principal témoin à charge du dossier: Abdul Ruzibiza qui "avoue" avoir fait parti du commando du FPR qui abattu l'avion, le tout pour le compte Paul Kagamé, le commanditaire principal.
Ce témoin est si accablant qu'André Guichaoua convainc Ruzibiza d'en faire un livre autobiographique pour faire part de ses révélations: Rwanda, l'histoire secrète parait ainsi en octobre 2005. Le livre est préfacé par Claudine Vidal, et postfacé par André Guichaoua.
Pas de chance pour ces 2 acolytes, Abdul Ruzibiza ne tarde pas à avouer que ses déclarations devant le juge étaient des "montages" et avoue également avoir tout inventé à propos de l'attentat. Fin 2006, il annonce qu'il suspend sa collaboration avec le juge Bruguière. Fin 2008, il confirme dans plusieurs media, sa rétractation des déclarations faite au juge. En 2010, Ruzibiza revient à nouveau sur ses propos, réaffirme d'une part que Paul Kagamé est l'auteur de l'attentat, mais précise d'autre part qu'il se trouvait au moment de l'attentat à Ruhengeri, soit à 90 km de Kigali.
Le témoignage d'Abdul Ruzibiza, qui dès le départ était truffé d'incohérences (et n'aurait pas du manquer d'interroger un bon connaisseur du dossier) n'a plus aucune valeur puisqu'il n'est pas un témoin direct. Ses changements de version successifs lui avaient de toute façon déjà enlevé tout crédit. Son livre, présenté par André Guichaoua et "sa clique" comme LE témoignage décisif sur le "drame rwandais" tourne au fiasco.
Une fois de plus, l'opération qui visait à sortir des "Révélations accablantes" finit dans le constat d'une opération de désinformation flagrante.
Last but not least: en janvier 2012, les expertises ordonnées par le juge Trévidic (qui a repris le "travail" du juge Bruguière) concluent que les missiles ont très probablement été tirés du camp de Kanombe. La ferme de Masaka est exclue du champ des possibilités. Le témoignage d'Abdul Ruzibiza, ainsi que les autres témoignages à charge contre le FPR, qui tous indiquaient Masaka, s'avèrent, définitivement, être des faux.
Tout ceci fait quand même beaucoup d'approximations (doux euphémisme!) pour un "expert" présenté comme impartial.
Et au final, après tant de loyaux services rendus à la "vérité" sur le génocide des tutsi du Rwanda, on a quand même du mal à comprendre comment André Guichaoua peut continuer à se répandre dans les média pour commenter les événements au Rwanda, et comment un "journaliste" peut encore se laisser aller à diffuser ces "analyses", de surcroît en les présentant comme l'exemple admirable de la neutralité et de l'objectivité.
Il sera par contre un jour nécessaire de s'interroger sur la nature du discours André Guichaoua (et d'autres universitaires) à propos du Rwanda; afin de savoir quelles sont les motivations de toutes ces contre-vérités, fussent-elles énoncées avec subtilités?
A cet égard, les avocats des personnalités rwandaises mises examens envisagent de déposer plainte pour "escroquerie au jugement en bande organisée", dans le cadre de l'instruction du juge Bruguière sur l'attentat. Bien entendu, ce genre de plainte est risqué car extrêmement difficile à prouver en droit. Mais, si celle-ci voit le jour, on sera extrêmement curieux d'entendre le Professeur Guichaoua s'expliquer.
Ce sera toujours beaucoup plus intéressant que tous ces bidonnages.