Me André Sirois - mondialisation.ca
Quand John Philpot m'a demandé un texte sur le Tribunal international pour le Rwanda[1] (aussi appelé Tribunal pénal international pour le Rwanda), ma réponse a été de proposer un petit texte décrivant les débuts du Tribunal, en particulier à Kigali. Pour des raisons bien simples; cela devrait intéresser certains chercheurs et juristes; je peux en témoigner et rien ne semble avoir été encore fait à ce sujet.
On publie des articles et des documents sur le Tribunal, généralement commandés ou subventionnés par celui-ci ou écrits par des universitaires qui ont intérêt à se montrer "positifs" s'ils veulent conserver leur accès et leurs contacts à l'ONU. Mais on ne voit rien provenant des acteurs immédiats du Tribunal, soit parce qu'ils ne peuvent parler s'ils veulent poursuivre leur carrière à l'ONU, soit tout simplement parce qu'ils consacrent leur temps et leur énergie à autre chose. Cela est vrai aussi d'autres tribunaux internationaux de l'ONU, comme le Tribunal des Khmers rouges (les Chambres extraordinaires au sein des tribunaux cambodgiens) où j'ai aussi été consultant. Or lorsque je lis des textes au sujet de ces tribunaux, ils me paraissent si loin de la réalité que nous avons vécue qu'ils semblent relever de la fiction.
En outre, les études déjà parues ignorent complètement les nombreux rapports d'enquête condamnant l'administration du Tribunal, notamment ceux du Bureau des services de contrôle interne de l'ONU (BSCI) dont plusieurs sont pourtant publics[2], les jugements rendus contre celui-ci[3] et les nombreux articles de journaux à ce sujet. Le résultat est une image publicitaire favorable et complètement fictive du Tribunal, bien souvent en contradiction avec la réalité, où bien des acteurs du Tribunal ne sauraient se reconnaître ni retrouver leur expérience. On ne connaît rien du fonctionnement –ou du dysfonctionnement– interne du Tribunal ni des impacts que cela a pu avoir sur l'administration de la justice, le choix des poursuites, la qualité des procès et la valeur des jugements. En clair, les faits ne sont pas connus et, par conséquent, il est impossible d'en faire l'examen critique. Il y a donc beaucoup à faire et, sans prétendre tout couvrir, ce texte donne quelques points de repère pour une recherche plus poussée.
J'ai été recruté par le Tribunal en février 1995, au début du Tribunal à la suite d'une entrevue de recrutement avec le Procureur adjoint et le Directeur des enquêtes de l'époque, J'ai alors dû les convaincre que, comme les statuts du Tribunal lui imposaient deux langues officielles, l'anglais et le français, et vu que les langues couramment parlées au Rwanda étaient le français et le kinyarwanda, il lui faudrait des services linguistiques (traduction et d'interprétation juridique et judiciaire). Il était assez piquant d'avoir à leur vendre cette idée relevant de la simple logique et des exigences des statuts du Tribunal alors que le Procureur adjoint ne parlait que le français et le Directeur des enquêtes ne parlait que l'anglais et que l'interviewé que j'étais devait assurer l'interprétation de l'entrevue pour ses deux interviewers.
En m'embauchant, le Procureur adjoint m'a dit que le Tribunal avait décidé de "se payer le luxe d'un traducteur". (Par la suite, je suis devenu coordonnateur des services linguistiques du Tribunal et malgré ces modestes débuts celui-ci a eu près d'une centaine de traducteurs et d'interprètes, qui n'arrivaient pas à suffire à la tâche.) De son côté, le responsable de la mise sur pied du Tribunal, le premier chef de l'administration, m'a assuré que je n'aurais rien à craindre à Kigali vu que l'ONU allait "attribuer à chacun un garde du corps et une voiture blindée". (Ces conditions d'embauche n'ont jamais été respectées, faut-il le dire?) La façon dont ce recrutement a été fait montrait déjà qu'on était en pleine improvisation et dans le grand n'importe quoi qui allaient se révéler être les caractéristiques de l'administration du Tribunal.
Je suis encore étonné de l'état où j'ai trouvé le bureau du Procureur adjoint du Tribunal à mon arrivée à Kigali. On peut résumer la situation en quatre mots: Ignorance. Incompétence. Incohérence. Improvisation. Mis à part le texte –bien théorique– des statuts, il était impossible d'obtenir la structure administrative du Tribunal, son organisation, ses objectifs et son plan de travail. Dans la pratique il n'y en avait pas. On improvisait.
Les communications avec l'extérieur
À mon entrée en service, le Tribunal avait déjà trois bureaux: une base administrative à New York, une antenne à La Haye où se trouvait le Procureur, qui était en même temps le Procureur pour le Tribunal pour l'ex-Yougoslavie basé là aussi, et un autre bureau à Kigali pour le Procureur adjoint et ses avocats et enquêteurs. Un peu plus tard, comme prévu le Tribunal allait avoir son siège à Arusha en Tanzanie. (Le choix de cet endroit a donné lieu à une longue nuit de débats au Conseil de sécurité et il s'est arrêté sur la Tanzanie, notamment parce que, contrairement à toutes les autres ambassades à Kigali, l'ambassade de Tanzanie est restée ouverte pendant tout le temps des massacres et s'est appliquée courageusement à faire du travail utile.) Donc le Tribunal avait trois puis quatre bureaux et comme c'était tout juste avant l'internet il dépendait du téléphone et du télécopieur, qui fonctionnaient par satellite, donc très aléatoirement. En plus, il est arrivé à plusieurs reprises que le Greffier refuse de payer les comptes de téléphone du Bureau du Procureur à Kigali et interdise catégoriquement aux employés de les payer avec leur argent personnel, ce qui bien sûr entraînait des coupures de services et paralysait tout le travail. Mais cela ne l'a pas empêché de faire mettre sous écoute tout le Bureau du Procureur à Kigali, y compris les enquêteurs et les avocats, et de se faire transmettre copie de tout ce qui était envoyé par télécopieur. Ces écoutes, et les fuites qui en découlaient ont eu notamment pour effet selon certains de paralyser des enquêtes, voire de faire prévenir des accusés éventuels de leur arrestation prochaine et de leur permettre de s'enfuir.
Recrutement
Le personnel du Tribunal était clairement divisé en deux groupes bien distincts: une minorité, généralement des professionnels prêtés par leur gouvernement, qui avaient pour la plupart la compétence requise voire beaucoup plus, et une vaste majorité d'employés embauchés on ne sait sous quel prétexte qui étaient d'une incompétence et d'une paresse souvent consternantes. C'était une autre source de conflits constants.
Dans le recrutement des employés locaux, deux responsables avaient mis sur pied un réseau de pots-de-vin et d'extorsion touchant absolument tous les employés locaux et qu'il fut très difficile d'abolir. En outre, comme il est courant en Afrique noire que les membres d'une même famille ne portent pas le même nom de famille; le chef du personnel et quelques autres responsables ont ainsi pu embaucher impunément plusieurs membres de leur famille ou de leur tribu contrairement aux règles de l'ONU.
Pressions du gouvernement rwandais
Il faut aussi ajouter à ces problèmes les pressions, l'intimidation et les tentatives de contrôle que le gouvernement en place exerçait de toutes sortes de façons sur le Tribunal et son personnel, jusqu'à des agressions physiques de militaires contre certains enquêteurs. Dès ses débuts le Bureau du Procureur a été contraint de concéder un de ses bureaux à un militaire représentant le gouvernement rwandais et il a ensuite fallu plus d'un an pour mettre fin à cette situation, vu les menaces de mort répétées dès que l'administration tentait de reprendre ce local. Le gouvernement avait ses entrées et exerçait son contrôle à tous les niveaux. Une employée locale, qui était la concubine de l'un des chefs de service du Tribunal, et qui prétendait être en même temps la maîtresse d'un important général rwandais, circulait dans les bureaux en menaçant de mort les employés qui osaient défier ses ordres ou tout simplement lui déplaire. On pouvait la voir régulièrement tôt le matin faire la tournée des bureaux et faire des recherches dans les ordinateurs des enquêteurs et des avocats. Plusieurs employés du Tribunal prenaient des ordres du gouvernement par complaisance, par crainte ou par sympathie personnelle. D'autres le faisaient aussi en échange de pots-de-vin et l'un des principaux avocats de la poursuite a finalement dû être renvoyé pour cette raison, l'affaire étant devenue trop publique.
Cela explique que les enquêtes ne portaient que sur les allégations de crimes commis par des Hutus contre des Tutsis. Il était clair que si un jour le Tribunal tentait d'enquêter sur les crimes du Front patriotique rwandais (FPR) nous serions chanceux si le gouvernement se contentait de nous expulser sur-le-champ et ne nous jetait pas en prison pour une période indéterminée. La Procureure Louise Arbour l'a bien compris et elle a bien vite mis fin aux enquêtes de l'enquêteur Michael Hourigan qui en avait déjà trop découvert sur les responsables de l'attentat contre l'avion du président Habyarimana[7] , l'élément déclencheur des massacres de 1994. De même, plus tard, lorsque Carla del Ponte, qui avait succédé à Louise Arbour, a voulu enquêter sur les crimes du FPR, elle a été contrainte de venir à Kigali présenter des excuses à Kagamé et elle a perdu son poste de Procureur du Tribunal (bien qu'elle ait été maintenue dans son poste de Procureur du Tribunal pour l'ex-Yougoslavie). On était bien loin de respecter le principe de l'indépendance judiciaire.
Gaspillage
Il faudrait aussi examiner les nombreuses dépenses somptuaires et extravagantes –jugées normales–, alors même que le Tribunal n'arrivait pas à payer 30$US pour un compte de téléphone, à payer l'essence ou à acheter les fournitures et l'équipement nécessaires. Deux exemples: a) Lors du départ du premier Procureur du Tribunal, le juge Richard J. Goldstone, les autorités des deux tribunaux, celui du Rwanda et celui de l'ex-Yougoslavie, lui firent une petite fête au Bureau de La Haye. Le Greffier décida de s'y rendre, avec sa maîtresse; le Procureur adjoint en fit autant avec sa femme. Conformément aux règles de l'ONU, tous les quatre voyagèrent en classe affaires d'Arusha et de Kigali jusqu'à La Haye, aller-retour. Avec le séjour à l'hôtel et tous les frais afférents, cela représentait la bagatelle de plus de 10 000US$ chacun, soit plus de 40 000US$ pour une fête de quelques heures, sans compter les coûts de la fête elle-même. Ou encore b) il faudrait parler de l'utilisation de l'avion du Tribunal, considéré comme le joujou privé de quelques privilégiés, que le Procureur adjoint pouvait utiliser pour un weekend à Nairobi avec sa femme et sa secrétaire (qui y allait seulement pour s'acheter des crevettes) alors qu'au même moment exactement le Tribunal devait payer des billets d'avion pour certains enquêteurs qui devaient se rendre à Nairobi en service commandé.
Malversations, vols et corruption
On ne saurait ignorer la corruption généralisée présente sous les formes les plus audacieuses et les plus extravagantes. Il y aurait de quoi faire un livre étonnant. Je ne donnerai que deux exemples:
a) Plusieurs des têtes dirigeantes du Tribunal sont arrivées à se faire verser mensuellement une allocation d'évacuation sur la base de l'évacuation de la Mission des Nations unies pour l'assistance au Rwanda (MINUAR) vers Nairobi lors des massacres de 1994, évacuation qui avait eu lieu un an plus tôt. Il faut savoir que le Tribunal n'existait même pas au moment de l'évacuation en question, que le Tribunal n'a jamais été évacué; que les employés en question ne travaillaient pas pour l'ONU à ce moment-là et qu'ils n'ont jamais été évacués et, encore une fois, que l'évacuation avait pris fin un an plus tôt. Comment a-t-on pu justifier le paiement de ces allocations d'évacuation dans de telles circonstances? Impossible de le savoir.
b) Par ailleurs, coup encore plus intéressant. Le budget du Tribunal comportait deux principales sources: le budget régulier de l'ONU et un Fonds spécial comme il en existe souvent dans les missions de l'ONU. Le Fonds spécial était à ce moment-là d'environ sept millions de dollars américains et on pouvait légitimement se demander pourquoi le Greffier ne voulait absolument pas en utiliser le moindre dollar alors qu'il criait famine au Conseil de sécurité et sur toutes les tribunes et que nous étions paralysés par le manque de moyens. Je finis par apprendre, de source absolument sûre, au Bureau de l'ONU à Nairobi, qu'il était en train de finaliser, avec d'autres, les démarches nécessaires pour faire virer tout le contenu du Fonds spécial vers des comptes personnels d'une banque d'Afrique de l'ouest. Il fallait faire quelque chose.
Compte tenu du retentissement de la campagne de presse, puis des rapports confidentiels et des rapports publics du BSCI[9], tous exceptionnellement accablants pour l'administration du Tribunal, ainsi que des pressions de plus en plus fortes de certains pays donateurs du Tribunal, le Secrétaire général a été contraint d'exiger la démission du Greffier et du Procureur adjoint, ce qu'il a annoncé par une déclaration publique et un communiqué de presse. Ces démissions forcées et l'annonce qui en a été faite étaient des mesures sans précédent dans l'histoire de l'ONU[10] , ce qui permet de mesurer l'ampleur du scandale.
Avec la démission forcée du Greffier et du Procureur adjoint, toute la haute administration du Tribunal a été transférée dans d'autres départements de l'ONU; cependant, il a été impossible de remplacer tout le personnel incompétent nommé par favoritisme et par népotisme. S'il y a une règle absolue à l'ONU, c'est que l'administration ne revient jamais en arrière et ne corrige jamais ses erreurs ou ses mauvaises décisions administratives. Il ne faudrait pas croire que tous les problèmes de corruption et d'incompétence ont été corrigés et réglés pour autant; loin de là; on l'a bien vu par la suite..
Conclusion
Force est de reconnaître que pour beaucoup le drame rwandais et la création du Tribunal n'auront été qu'une mystification politique qui a servi de tremplin dans des plans de carrière ou pire encore une formidable occasion de promotion et d'enrichissement personnel sur le dos des victimes. On était bien loin du devoir de mémoire et du respect dus aux victimes. Trop souvent aussi, on était loin aussi de la recherche assidue de la vérité et de la plus élémentaire justice.
Les mêmes problèmes d'incompétence, de malversation et de mauvaise administration se sont aussi présentés dans certains autres tribunaux internationaux, notamment au Tribunal pour le Cambodge où j'ai été consultant[12]. Le devoir de mémoire et le respect dus aux victimes nous imposent de réclamer un examen critique sérieux, approfondi et indépendant du fonctionnement et du travail du Tribunal international pour le Rwanda –et des autres tribunaux internationaux– tant sur le plan de l'administration que du droit afin d'en tirer des leçons qui iraient au-delà de la mystification flatteuse que certains nous proposent maintenant au sujet de ces tribunaux.