Sécurité partout, mutuelle pour tous, lutte contre la corruption, fibre optique, électrification, boom des services, le Rwanda réussit à vendre à l'étranger une image et des réalisations qui séduisent les bailleurs de fonds. Depuis le génocide de 1994, l'aide est déversée à flots sur ce petit pays qui tente de remonter la pente en intégrant les recettes néolibérales et les «critères de performance». La croissance est aujourd'hui de 8%. En Afrique, il est classé troisième dans le classement Doing Business 2012 de la Banque mondiale, après l'île Maurice et l'Afrique du Sud. D'après le Rwanda Development Board (RDB), il suffit de deux procédures et de six heures pour lancer une entreprise.
Mais cela suffit-il pour faire du Rwanda un futur Singapour africain? L'ambition est en tout cas présente. Avec priorité sur la «vitrine» de Kigali: avenues élargies et propres, feux de signalisation avec décompte, immeubles flambant neufs, publicités géantes. Un coup d'œil sur le «masterplan» donne une idée percutante des vastes projets du régime: lacs, zones vertes avec plaines de jeux, grandes tours, réseaux de bus, centres commerciaux… Aura-t-il les moyens de ses ambitions? Le principe de réalité (financière) pourrait s'imposer ici ou là. Les pays donateurs étant en pleine crise, le Rwanda devra peut-être réduire la voilure. La construction de l'imposant Convention Center n'a ainsi guère avancé depuis 2010.
D'autres projets sont sortis de terre: la Kigali City Tower et le Grand Pension Plaza sont à présent opérationnels, mais ils peinent à trouver des locataires. Le contraste est saisissant entre les quartiers commerçants de Kigali, très animés, et ces galeries commerçantes aseptisées, désertes et sécurisées jusqu'à l'excès. Le boom immobilier reste une réalité: on achète le matériel de construction à Dubaï et on fait travailler une armée de maçons à 1000 francs rwandais (1,60 franc suisse) par jour. Revers de la médaille, Kigali est devenue inabordable pour le commun des Rwandais. Des milliers d'habitants ont été expropriés de leurs maisons rudimentaires, et relogés loin du centre-ville.
Les campagnes, elles, restent à la traîne. «Le sentiment de frustration grandit sur les collines», constate An Ansoms, chargée de cours à l'Université catholique de Louvain (Belgique), qui a mené en 2011 une enquête dans six villages rwandais. Selon elle, «les paysans ont l'impression d'être des «loosers» car ils ne se retrouvent pas dans le modèle de développement présenté dans le monde entier comme une réussite». On leur impose par exemple des monocultures de café, de thé ou de maïs. «Mais le paysan a précisément besoin de diversifier ses cultures pour limiter ses risques et pouvoir se nourrir», souligne An Ansoms. Obligés de passer par des coopératives, ces travailleurs de la terre doivent parfois payer plus que ce qu'ils perçoivent. «Les bailleurs de fonds sont aveugles. Ils ne voient que les chiffres, mais parlent rarement avec les gens.»
La pauvreté n'aurait-elle donc pas décru de 12% entre 2006 et 2012, comme l'indique le RDB? «Dans les six villages, je n'ai rien constaté, objecte An Ansoms. Au contraire, les gens se retrouvent dans des difficultés financières insurmontables, liées notamment au prix de la mutuelle de santé, passée de 1000 à 3000 francs rwandais (de 1,60 à 4,80 francs suisses), et aux normes imposées pour l'habitat.»
Sur les collines, le prix des terrains constructibles grimpe en flèche, et les maisons doivent respecter une taille minimale. Quant aux tuiles, elles coûtent beaucoup plus cher depuis que les fours artisanaux ont été bannis, car trop polluants. Résultat, «les jeunes n'ont plus de lieu pour fonder une famille, et l'exaspération grandit». Mais comment l'exprimer face à un régime qui ne supporte guère la critique?
Cette politique «top down», imposée à la base depuis les hautes sphères, commence à faire grincer des dents. «Ce sont des apprentis sorciers, lâche un diplomate européen désabusé. Ils veulent aller beaucoup trop vite, ils brûlent les étapes. Cela confine à l'atteinte aux droits de l'homme. Le Rwanda est gouverné par une oligarchie qui phagocyte toute l'économie. Si elle sonde parfois la population, elle ne prend jamais en compte ses souhaits ni ses griefs. C'est la meilleure façon de foncer droit dans le mur. Et puis, tous ces diplômés, que vont-ils devenir? Des universités s'ouvrent à tout bout de champ, mais il n'y a pas de débouché. Qu'on se rappelle le Printemps arabe…»
Les supporters du «miracle rwandais» ne se laissent pas démonter. «Ici au moins, ça marche, pas comme au Congo voisin!» rétorquent-ils. Or, certains accusent le Rwanda de tirer profit de l'insécurité au Congo pour importer discrètement des minerais qui sont ensuite «blanchis» pour l'exportation, ou pour drainer chez lui le tourisme très lucratif autour des gorilles de montagne. Le droit d'entrée dans le parc de la Virunga vient ainsi de passer de 500 à 750 dollars. «La conviction des Rwandais qu'ils sont les meilleurs les rend peu attentifs aux autres points de vue, conclut l'attaché de coopération d'un pays européen. Cela peut constituer un danger important à moyen terme. Personne n'a raison tout seul. Et personne n'aime un voisin trop fier au point d'en devenir méprisant.»
«Ce sont des apprentis sorciers. Ils veulent aller beaucoup trop vite, ils brûlent les étapes»