CHRONIQUE POLITIQUE DU RWANDA, 2012-2013
par Filip Reyntjens
Abstract
The main event has been the support by Rwanda of the M23 rebel movement in the DRC, and its important political and financial consequences. This episode is analysed elsewhere in this Yearbook. For the remainder, the year has been marked by continuity, except for the debate that was opened on whether President Kagame should be allowed to run for a third term in 2017, beyond what the constitution currently allows.
The regime continues to resist anything that could limit the control it exercises over the political landscape. The activities of opposition parties are sabotaged, leaders and members of these parties are harassed, detained and otherwise persecuted, and Rwandan security services even threaten opponents abroad. Justice is one of the means of dealing with contestation, in addition to severe restrictions on freedoms of assembly, speech and association. Rwanda has intervened in the DRC for over 15 years in support of rebel movements, some of which were created in Kigali. The latest intervention appears to have put an end, at least for the time being, to the international tolerance Rwanda has been enjoying since 1994.
1. INTRODUCTION
Cette chronique est plus brève que d'habitude puisque relativement peu d'évolutions doivent être analysées. Un événement majeur a été l'appui du régime rwandais au « nouveau » mouvement rebelle congolais, le M23, dont les retombées politiques et financières ont été importantes, mais cet épisode fait l'objet d'une autre contribution dans cet Annuaire. À part cela, l'année a été marquée par la continuité, si ce n'est la question de savoir si le président Kagame doit se succéder à lui-même au-delà du délai actuellement inscrit dans la constitution, question qui se pose pleinement depuis fin 2012. Le régime continue à résister à tout ce qui pourrait attenter au contrôle qu'il exerce sur le paysage politique. Les activités des partis d'opposition sont sabotées, leurs membres et dirigeants sont menacés, arrêtés ou autrement persécutés, et les services rwandais traquent les opposants également à l'étranger. La justice est un des instruments de la lutte contre la contestation, tout comme l'imposition de sévères restrictions aux libertés de réunion, d'expression et d'association.
Depuis plus de quinze ans, le Rwanda intervient en RDC à côté de mouvements rebelles activement soutenus voire créés par Kigali. Le soutien au M23 semble avoir mis fin, du moins provisoirement, à la tolérance internationale dont bénéficiait le régime rwandais.
2. GOUVERNANCE
2.1. Troisième mandat pour Kagame ?
La question de savoir si le président Kagame pourrait briguer un nouveau mandat en 2017, alors que l'article 101 de la constitution l'interdit, avait déjà été lancée à la fin de 2011. Même s'il avait indiqué ne pas être demandeur d'un amendement constitutionnel, des doutes avaient été exprimés sur les intentions réelles de Kagame. La chose se précise au début de 2013, en particulier lors du congrès national du FPR en février. Alors que l'échéance est encore loin, les congressistes consacrent trois heures à la question, et une « section des cadres du FPR demande au président Kagame de ne pas abandonner la fonction ». Un article dans le quotidien du régime The New Times suggère que « un avenir sans Kagame est un avenir d'incertitudes ». Dans son discours, Kagame lui-même demande que le parti trouve une formule alliant « changement, continuité et stabilité ». À sa demande, le parti désigne trois « sages » (Tito Rutaremara, Joseph Karemera et Antoine Mugesera) qui doivent trouver une formule pour aborder l'échéance de 2017. Par la suite, une campagne est lancée pour préparer les esprits. À partir du 15 février, l'ancien ministre et actuel président du conseil d'administration de Crystal Ventures, une des sociétés du FPR, Nshuti Mannaseh publie une interminable série d'articles. Très mal écrits, formulés dans un anglais lamentable et d'un contenu incohérent, ils font l'éloge de Kagame, montrent que celui-ci est indispensable et plaident pour son maintien après 2017. « Ceux favorables à un changement incertain sont des non-Rwandais, des Rwandais désorientés ou des Rwandais ayant joué un rôle dans notre passé tragique ». Quant à lui, Kagame note que, même s'il n'est pas intéressé par un troisième mandat, « il laisse au peuple rwandais le choix de ce qu'il veut pour un meilleur avenir ». Sur base d'interviews, le journaliste ougandais Andrew Mwenda, très proche de Kagame (cf. Annuaires précédents), affirme que « la vaste majorité des Rwandais ordinaires veulent que la constitution soit amendée par l'élimination de la limite des mandats, afin que Kagame puisse se présenter à nouveau ». Il suggère également d'autres voies : le « scénario Poutine » (Kagame devenant premier ministre, et par la suite revenant comme Président de la République) ou Kagame restant président du FPR et ainsi exerçant une sorte de tutelle envers le chef de l'État (qui serait par ailleurs élu par le parti et non plus au suffrage universel). Alors que Kagame avait affiché une attitude équivoque par le passé, fin mai il lève le doute, à sa façon. Confronté, dans une interview avec The Observer, à la position de son ministre de la Justice Tharcisse Karugarama qui avait exprimé l'opinion qu'il devait quitter le pouvoir en 2017 afin de respecter la primauté du droit, Kagame observe : « Pourquoi vous ne lui dites pas qu'il doit quitter son poste lui-même ? Il a été là depuis de nombreuses années, et il n'est pas le seul à pouvoir être ministre de la Justice ». Moins d'une semaine plus tard, Karugarama est limogé.
2.2.Exercice du pouvoir
Un remaniement gouvernemental intervient le 25 février 2013. À l'issue de celui-ci, tout comme depuis de nombreuses années, la composition du gouvernement viole l'article 116 de la constitution, qui stipule que « la formation politique majoritaire à la Chambre des Députés ne peut avoir plus de 50 % de tous les membres du gouvernement ». Or le FPR détient 23 portefeuilles sur 30, loin au-delà du maximum de 50 %. 18 membres du gouvernement sont Tutsi, 12 sont Hutu. Autre pratique déjà ancienne : à chaque fois, sans la moindre exception, que le ministre est soit Hutu soit issu d'un parti autre que le FPR, le secrétaire permanent est un Tutsi du FPR, ceci illustrant bien que le véritable pouvoir n'est pas toujours là où on le devine sur base de l'organigramme officiel. En outre, 4 des 5 gouverneurs de province et 23 des 25 ambassadeurs sont des membres du FPR. Dans le Democracy Index 2012 du Economist Intelligence Unit, le Rwanda occupe la 132ème place sur 148. Seuls huit pays africains occupent une position pire et le score est le plus mauvais de l'Afrique de l'Est. Une nouvelle recherche est venue jeter une autre lumière sur la nature monolithique de l'exercice du pouvoir. Alors que le Rwanda est loué pour la forte représentation de femmes au parlement, les députées s'intéressent peu à leur impact sur la substance des politiques menées. Elles affirment que tous les députés ont en général les mêmes idées, confirmant ainsi « l'environnement et la culture politiques au Rwanda où la diversité politique est limitée ». De toute façon, les questions délicates ne sont pas débattues au parlement. Il en a été ainsi par exemple à l'occasion de l'appui du régime à des mouvements rebelles en RDC, et au M23 en particulier. Cette intervention n'a fait l'objet de débats ni au gouvernement ni au parlement, alors que ses conséquences internationales ont été graves. Ce manque de transparence se remarque dans de nombreux domaines. Ainsi, en février 2013 la BBC fait-elle état de centaines de militaires détenus sans procès et dans une totale isolation sur l'île d'Iwawa dans le Lac Kivu. Cela fait très « déjà-vu » : en 2010, le New York Times publiait un reportage sur près de mille personnes (dont de nombreux enfants) détenues sur cette même île. Un an plus tard, l'endroit était devenu le Youth Rehabilitation and Vocational Skills Development Centre, où les jeunes se préparent à la réinsertion dans la société. De même en 2013, le porte-parole de l'armée prétend que les militaires y sont « rééduqués », alors qu'eux-mêmes affirment que certains y sont détenus depuis quatre ans et qu'ils y ont été transférés en vue d'une visite de la Croix-Rouge à la prison militaire. Le régime continue d'étendre son contrôle, pourtant déjà très fort. En août 2012, le parlement adopte à l'unanimité une loi portant sur l'interception de communications par téléphone, courriel, voire les visites de sites internet. En décembre 2012, le comité de sécurité de la ville de Kigali exige que la population signale aux responsables administratifs la présence d'invités logeant chez des habitants. Durant le même mois, les détenteurs de téléphones portables sont enjoints de se faire enregistrer sous peine de voir leurs cartes SIM bloquées après le 31 juillet 2013.
2.3. Opposition
Les partis d'opposition demeurent très limités dans leur liberté d'action. Le procès contre la présidente des FDU-Inkingi sera étudié dans la section consacrée à la justice. De même, de nombreux leaders et sympathisants du parti ont fait l'objet de menaces, intimidations et arrestations. En septembre 2012 huit membres sont poursuivis devant le tribunal de Karongi pour avoir « entendu des critiques négatives envers la politique gouvernementale », notamment dans les domaines de l'enseignement et de la santé. D'après le procureur, « après avoir entendu toutes ces idées dangereuses, ils sont rentrés chez eux et n'ont pas informé les autorités » (voir également plus loin). Deux autres membres sont arrêtés à Gasabo en octobre, sans que l'on sache où ils sont emmenés. En mars 2013 le secrétaire général du parti est gravement battu par la police, et deux autres leaders sont arrêtés. Les FDU-Inkingi tentent tant bien que mal de continuer leurs activités politiques. En septembre 2012, un vice-président du PS-Imberakuri, dont le président Bernard Ntaganda purge une peine de quatre ans de prison, affirme avoir été enlevé par les services de sécurité et ensuite abandonné dans un endroit inhabité en Ouganda. Après un exil de deux ans en Suède, le président du Democratic Green Party (DGP) Frank Habineza rentre en septembre 2012, affirmant vouloir enfin obtenir l'enregistrement de son parti et participer aux élections législatives de septembre 2013. Toutefois, le régime continue d'empêcher le DGP de fonctionner normalement. Il lui est interdit d'organiser son congrès de fondation nécessaire pour pouvoir soumettre une demande d'agréation. Fin mars 2013, deux mouvements politiques opérant en exil annoncent qu'ils rentreront au pays afin d'« ouvrir un espace politique au dialogue ». Il s'agit du RDI-Rwanda Rwiza dirigé par l'ancien premier ministre Faustin Twagiramungu et du PDP-Imanzi dirigé par Gérard Karangwa, un ancien du FPR et vice-président du parti qui remplace son président Déo Mushayidi (lequel purge une peine de prison à perpétuité à Kigali). Ces partis ne sont pas reconnus et, à la lumière de l'expérience de ces dernières années, ils s'engagent sur une voie difficile et dangereuse. Des personnalités du régime ont continué à faire défection. Deux anciens gardes du corps de Kagame racontent comment ils ont dû fuir par peur d'être assassinés. Ils sont traqués même à Kampala où ils vivent dans la clandestinité, et ils dénoncent les pratiques d'escadrons de la mort du régime à l'intérieur et à l'extérieur du Rwanda. Rappelant la situation sous le régime précédent (mais en sens inverse), ils affirment que « tous les militaires de sa garde [la garde de Kagame] sont Tutsi. Si tu épousais une femme hutu, tu étais viré ». Ils confirment les fraudes électorales lors du scrutin présidentiel de 2003, évoquées dans cet Annuaire : « La garde républicaine a bourré des centaines d'urnes dans leur caserne deux jours avant les élections de 2003 ». En septembre 2012, trois officiers déserteurs arrêtés en Ouganda admettent avoir des plans pour renverser Kagame. David Himbara, un ancien conseiller de Kagame qui a fui le pays en 2010, affirme avoir été la victime d'une tentative d'enlèvement par des agents rwandais et avoir été averti par des officiels sud-africains qu'il est sur une liste de personnes à abattre. En janvier 2013, le premier conseiller de l'ambassade du Rwanda en Suisse, rappelé au Rwanda « pour des raisons professionnelles », remet sa démission et disparaît dans la nature. Exilé depuis deux ans en Belgique, l'ancien major des FRD et secrétaire permanent ff. du ministère de la Défense Jean-Marie Micombero fait une sortie remarquée, en accusant le FPR d'être responsable de l'attentat contre l'avion du président Habyarimana et de l'assassinat de deux gendarmes français, ainsi que de l'épouse de l'un d'eux, à Kigali en avril 1994. Il fait immédiatement l'objet d'une campagne agressive de diffamation. Comme par le passé, le régime continue à menacer des opposants à l'étranger. En juillet 2012, un ancien sergent des FRD qui a trouvé asile en Ouganda disparaît. D'autres réfugiés rwandais affirment qu'ils craignent pour leur vie et que « de nombreux espions de Kigali nous talonnent ». L'ancien directeur de la Banque rwandaise de Développement (BRD), Théogène Turatsinze, parti au Mozambique en 2007, est assassiné à Maputo en octobre 2012. Il aurait été contacté par la Banque mondiale et le FMI qui enquêtent sur des malversations à la BRD, impliquant des hautes autorités rwandaises et qui auraient provoqué l'insolvabilité de la banque. Des accusations sont immédiatement lancées, mais il n'y pas de preuves réelles d'une implication des services rwandais. Cependant, le Département d'État américain se montre suspicieux : « La police mozambicaine avait initialement indiqué l'implication du gouvernement rwandais dans l'assassinat, avant de contacter ce gouvernement et de modifier la qualification comme crime de droit commun ». En janvier 2013, le RNC fait état des activités d'un diplomate rwandais en poste à Pretoria qui serait sous surveillance des services sud-africains parce qu'il terroriserait des réfugiés et serait impliqué dans la tentative d'assassinat de Frank Ntwali (cf. supra). En février 2013, la presse suédoise rapporte qu'un Rwandais, dont les contacts avec les services de Kigali sont détaillés, menacerait des réfugiés critiques du régime. Le procureur Jacobsson aurait affirmé que « les services rwandais de renseignements et de sécurité ont montré leur capacité d'assassiner des réfugiés rwandais en Suède ». À l'intérieur, le major en retraite John Sengati est assassiné en mai 2013. Ancien aide de camp de Kayumba Nyamwasa, dont il est considéré comme un proche, il avait subi des menaces et avait été détenu pendant cinq mois. Le DMI est pointé du doigt.
2.4. Gouvernance économique
Sur le plan économique, le président Kagame annonce lors du Forum économique de Davos fin janvier 2013 qu'une bourse des matières premières de l'Afrique de l'Est (East Africa Exchange – EAX) sera créée à Kigali, sur financement d'investisseurs internationaux et rwandais. Alors que cette initiative est interprétée du côté congolais comme une tentative de cacher l'exploitation illégale de ressources naturelles dans ce pays par le Rwanda, Kigali tente depuis un certain temps de montrer que le secteur minier à l'intérieur du Rwanda est en pleine expansion. Cependant, le groupe d'experts des Nations unies sur le Congo note que de nombreuses concessions minières au Rwanda demeurent inexploitées, alors qu'elles ont obtenu des étiquettes (tags), ce qui permet de faire passer des produits congolais pour des produits rwandais. Un récent rapport pose des questions sur la fiabilité du système rwandais d'étiquetage et de certification, et note une absence de volonté politique pour s'attaquer à ce problème, laissant ainsi planer la suspicion que « le secteur minier [à l'intérieur du Rwanda] est utilisé comme centre de blanchiment de minerais de conflit congolais ». Les performances économiques du Rwanda restent excellentes. La croissance du PIB avoisine les 8 % depuis plusieurs années. Dans l'indice de compétitivité économique le pays grimpe de sept places en 2012 ; il est troisième en Afrique sub-saharienne et premier en Afrique de l'Est. La plus grosse société, Crystal Ventures, appartient au FPR. Ses actifs s'élèveraient à 500 millions de dollars ; avec sept mille employés elle serait le second employeur après l'État. Des économistes mènent un débat sur la question de savoir si le « patrimonialisme développemental » constitue pour le Rwanda un atout ou un danger. Les risques fiscaux sont considérables. Ainsi, le Rwanda émet un Eurobond avec succès en avril 2013 : la demande dépasse l'offre et le taux est avantageux, mais les 400 millions de dollars doivent servir à rembourser des prêts pour la construction du Kigali Convention Centre, projet de prestige inachevé depuis plusieurs années, et pour financer l'extension des activités de la société aérienne RwandAir qui accumule les pertes. Seuls 50 millions de dollars sont destinés à un projet de développement, en l'occurrence une centrale hydro-électrique. Par ailleurs, des questions sont de plus en plus posées sur la fiabilité des chiffres sur lesquels repose le « modèle rwandais ». En particulier les autorités locales, liées par des contrats de performance (imihigo), ont tendance à trafiquer les données lorsqu'elles n'atteignent pas les objectifs fixés. Un médecin américain ayant travaillé au Rwanda dit que le régime « est obsédé par la perception externe de ses performances [et qu'il] trafique les statistiques des indicateurs de santé pour impressionner ses bailleurs ». Dans ces conditions, renforcées par le fait que les Rwandais s'en tiennent au discours officiel, la fiabilité des données macro-économiques et sociales pose problème. Les avertissements formulés au sujet des ambitieuses réformes dans les domaines agricole et foncier par des auteurs comme Ansoms et Des Forges dans des livraisons précédentes de cet Annuaire se confirment. Depuis le lancement du Crop Intensification Programme en 2007, les agriculteurs parviennent difficilement à écouler le produit des monocultures imposées, et les déséquilibres alimentaires s'accentuent. Dans certaines régions, on ne mange que la pomme de terre, alors que les haricots et les légumes, que tous cultivaient jadis, doivent venir de loin à des prix inabordables. Les agriculteurs du nord « jurent de résister aux directives gouvernementales ». Dans d'autres domaines également, les gens tentent d'échapper aux contraintes imposées par le gouvernement. Nombreux sont ceux incapables de cotiser aux mutuelles de santé. Les autorités font la chasse à ceux ne possédant pas la carte d'affiliation : l'accès aux marchés leur est interdit et ils sont enfermés tant qu'ils ne paient pas. Afin d'éviter la confiscation, ils cachent leur bétail. Cela n'empêche pas le gouvernement de continuer sa course vers la modernité. Alors que la pénurie des terres est aiguë, le Rwanda Development Board offre des terrains en bail à des investisseurs à des prix dérisoires (entre 1,30 et 2,60 euros par hectare et par an). Ainsi par exemple, une société kényane signe en 2012 un bail de 49 ans pour 50 hectares où elle exploitera une plantation d'avocatiers. L'enregistrement foncier entamé en 2009 est complété en juin 2012. Plus de dix millions de parcelles sont enregistrées, mais plus de la moitié des titres restent dans les armoires de la Rwanda Natural Resources Authority, les propriétaires refusant de les retirer par peur de perte ou d'usage abusif, à cause des frais ou encore parce qu'ils ne sont pas familiers d'un système de propriété foncière individuelle. Moins de huit ans après la loi foncière de 2005, le parlement examine un nouveau projet de loi, mais la raison pour laquelle une réforme s'annonce nécessaire n'est pas connue, et il n'est pas clair en quoi le nouveau texte sera différent de l'ancien. Face aux suspensions d'aide suite à l'appui du Rwanda au M23 (cf. plus loin), Kagame lance le fonds de solidarité Agaciro (« dignité » en kinyarwanda) : « Tout citoyen rwandais est éligible à contribuer au bon fonctionnement de ce fonds. Cependant, nulle personne ne sera contrainte à y injecter son argent ». Fin octobre 2012, près de 30 millions de dollars ont été récoltés, mais les contributions sont tout sauf volontaires. Celles des fonctionnaires et de nombreux employés sont retenues à la source ; les autorités locales obligent leurs administrés à cotiser ; dans une école secondaire, un responsable qualifie de « sans dignité » les élèves incapables de participer. Dans une lettre qu'il adresse le 7 septembre 2012 aux évêques catholiques, le président de la Conférence épiscopale demande que les curés incitent leurs paroissiens à contribuer au fonds.
3. JUSTICE
Le procès contre la présidente des FDU-Inkingi, parti d'opposition non reconnu, a continué à susciter un grand intérêt. Nous avons vu l'année dernière que, face à de nombreuses irrégularités, Victoire Ingabire avait décidé le 16 avril 2012 de ne plus se présenter devant la Haute Cour. Lors du procès, un des problèmes majeurs réside dans la fiabilité des témoins de l'accusation, en même temps co-accusés d'Ingabire et anciens des FDLR. Ceux-ci ont été détenus durant plusieurs années dans des installations militaires (dont le camp Kami à Kigali) sans accès au monde extérieur ni, à plus forte raison, à un avocat, et ils auraient subis menaces et tortures afin d'incriminer Ingabire. L'un d'eux, Vital Uwumuremyi, aurait même travaillé pour les services de renseignements. Un témoin de la défense que la cour a refusé d'écouter, Michel Habimana, ancien des FDLR tout comme Uwumuremyi, affirme que ce dernier, lorsqu'ils étaient tous deux détenus au camp Kami, a tenté de le convaincre d'accuser faussement Ingabire. Ingabire est condamnée à huit ans de prison ferme le 30 octobre 2012. La cour l'estime coupable d'atteinte à la sûreté de l'État et de minimisation du génocide, mais l'acquitte des autres chefs d'accusation (idéologie du génocide, divisionnisme et appui à des groupes armés). Ses co-accusés écopent de peines allant de deux ans et sept mois à quatre ans et six mois. Le verdict est unanimement critiqué. Amnesty International affirme que « le procès a été entaché d'irrégularités » et exige qu'Ingabire puisse « interjeter appel de manière équitable et dans les plus brefs délais ». De même, la FIDH dénonce les « irrégularités » dans le procès. Quant à lui, Human Rights Watch évoque un procès « faussé » et exprime le sentiment que « certains éléments de preuve utilisés pour la condamner semblent ne pas être fiables ». Amnesty International publie par la suite une critique plus approfondie de l'arrêt. Tant le Ministère public que les cinq condamnés se pourvoient en appel devant la Cour suprême. Ce procès est en cours au moment où nous écrivons ces lignes, mais un incident révélateur marque le début des débats. Alors qu'ils avaient affirmé le contraire en première instance, des co-accusés de Ingabire disent maintenant qu'elle n'a pas participé à la création d'une organisation militaire, et que cette dernière n'a même jamais existé. Il est vrai qu'Ingabire avait été acquittée de ce chef d'accusation, mais cette reconnaissance montre bien que le procureur a tenté de manipuler la preuve. Un témoin déclare dans une lettre que des officiels ont préparé un des co-accusés à faire un faux témoignage à charge de Ingabire dans le camp de réintégration des FDLR de Mutobo. Le 23 mai 2013, le parlement européen adopte une résolution s'inquiétant que « le procès [contre Ingabire] n'ait pas respecté les normes internationales » et appelant les autorités rwandaises à « garantir la séparation des pouvoirs, et en particulier l'indépendance du système judiciaire, assurer la liberté d'expression, et réviser la loi sur l''idéologie du génocide' ». Les procédures gacaca prennent fin en juin 2012. Les données restent confuses même après la publication d'un rapport final par le Service national des juridictions gacaca (SNJG). Le rapport mentionne un total de 1.958.634 affaires traitées impliquant 1.003.227 suspects jugés. Des chiffres concernant le nombre de suspects acquittés ne sont pas fournis, mais au plan des affaires traitées, le rapport mentionne 14 % d'acquittements, ce qui est de loin inférieur au chiffre habituellement avancé (même au moment de la fin du processus). Une autre source gouvernementale affirme qu'environ 1,6 million de suspects ont été condamnés, contre 270 000 acquittés. Le nombre de condamnés s'élève dès lors à au moins un million, ce qui signifie que la grande majorité des Hutu mâles et adultes en 1994 aurait été condamnés, ce qui signifie en pratique que les Hutu dans leur ensemble sont déclarés coupables. Il faut cependant noter que seule une minorité purge des peines de prison. Début 2012, environ 40 000 condamnés pour génocide sont en prison, sur une population pénitentiaire totale de 58 000. Le gacaca a donc réalisé l'objectif de diminuer la population carcérale qui était d'environ 130 000 à la fin des années 1990. Le fonctionnement des juridictions gacaca a généré de nombreuses publications basées sur d'intenses recherches de terrain. La plupart des auteurs concluent que le processus n'a, en général, apporté ni justice, ni vérité, ni réconciliation, et que ceci est dû en grande partie aux ingérences politiques. Ils attirent l'attention sur les risques pour l'avenir engendrés par un processus vicié qui contribue à la violence structurelle ambiante observée au Rwanda. Pour de nombreux Hutu, les gacaca ont été un moyen de leur attribuer une culpabilité collective, sentiment renforcé par les chiffres cités plus haut, et ainsi les priver de leurs droits citoyens. Les effets à plus long terme sont difficiles à prédire. Quelques affaires traitées devant la justice conventionnelle doivent être brièvement évoquées. Le 25 juillet 2012, le lieutenant-colonel Rugigana, frère de l'opposant Kayumba Nyamwasa (cf. supra), est condamné à neuf ans de prison par un tribunal militaire pour trahison et incitation à la désobéissance civile, à l'issue d'un procès tenu à huis-clos. Le procès contre Léon Mugesera, extradé du Canada, continue, alors que celui contre Jean Uwinkindi, transféré du TPIR, connaît un début émaillé d'incidents de procédure en janvier 2013. Le 3 avril 2013, l'avocat Jean-Félix Rudakemwa, au nom des ayants droit du lieutenant colonel Augustin Cyiza, « disparu » en 2003, dépose plainte contre X pour enlèvement, torture et assassinat. Pour un avocat pratiquant à Kigali, la démarche est extrêmement courageuse, d'autant plus que la plainte pointe du doigt des officiers nommément cités, et même Kagame en personne. Le TPIR cesse ses activités le 1er juillet 2012 et est remplacé par un mécanisme résiduel. Il continuera cependant à traiter les affaires pendantes en première instance et en appel jusque fin 2014. Depuis sa création, le TPIR a traité 75 affaires, dont 46 ont débouché sur une condamnation définitive et 17 sont en appel ; 12 accusés ont été acquittés. Fin 2013, le tribunal aura coûté environ 1,8 milliards de dollars, ce qui revient à environ 24 millions de dollars par personne jugée.
Pendant la période étudiée ici, le dernier accusé est jugé en première instance. Par jugement du 20 décembre 2012, Augustin Ngirabatware est condamné à 35 ans d'emprisonnement. Il fait appel. Le 4 février 2013, la chambre d'appel acquitte deux anciens ministres, Justin Mugenzi et Prosper Mugiraneza, condamnés à 30 ans de prison en première instance. Comme d'habitude, cela provoque une levée de boucliers à Kigali. The New Times publie un éditorial hostile à la chambre d'appel et fait défiler des anciens bourgmestres (maires) condamnés au Rwanda qui affirment que les acquittés sont coupables et que cette décision minimalise le génocide. Le 11 février, des centaines de gens manifestent dans les rues de Kigali à l'initiative de l'organisation des rescapés Ibuka. Aucune manifestation n'est tolérée au Rwanda si elle n'est pas appuyée par le pouvoir, qui a toujours estimé que l'acquittement d'un suspect est inacceptable. Une opinion publiée dans le quotidien du régime affirme que « la négation du génocide est au cœur des procès du TPIR depuis sa fondation », alors que de nombreux inculpés ont pourtant été condamnés pour génocide. Concernant la justice dans des pays tiers, la première instruction d'un suspect de génocide est clôturée en France en février 2013. Début mars, le parquet de Paris requiert le renvoi en Cour d'assises de Pascal Simbikangwa, ancien officier du service central des renseignements et proche du président Habyarimana. Malgré cette première, la réaction de Kigali est froide. Le procureur-général Martin Ngoga se dit sceptique, évoque une « mise en scène » et affirme que « l'idée d'organiser un seul procès l'année prochaine n'est tout simplement pas sérieuse ». Il est vrai que plusieurs autres affaires sont en instruction depuis de nombreuses années, affaires qui n'ont pas débouché sur des renvois. Par ailleurs, la France refuse toujours d'extrader des suspects au Rwanda ; ainsi la Cour d'Appel de Paris refuse encore en décembre 2012 d'autoriser deux extraditions, évoquant notamment la possibilité que la demande aurait pu être « émise à des fins politiques, motif suffisant pour s'opposer à l'émission d'un avis favorable à la présente demande ». Les pays scandinaves, quant à eux, ont « découvert » les séquelles du génocide : le 22 octobre 2012, la Cour suprême finnoise confirme la peine d'emprisonnement à vie de François Bazaramba ; le 14 février 2013, Sadi Bugingo est condamné à 21 ans de prison en Norvège ; un autre procès débute en Suède en novembre 2012. Aux États-Unis, Béatrice Munyenyezi, épouse de Shalom Ntahobari et belle-fille de Pauline Nyiramasuhuko, tous deux condamnés par le TPIR pour leur implication dans le génocide à Butare, est jugée coupable d'avoir menti au sujet de son rôle dans le génocide lors de sa procédure d'immigration ; elle risque une peine de prison et la déportation au Rwanda. Toujours aux États-Unis, une plainte déposée par les veuves des présidents rwandais et burundais Juvénal Habyarimana et Cyprien Ntaryamira, contre le président Kagame pour son rôle dans l'attentat contre l'avion présidentiel rwandais est déclarée non recevable en raison de l'immunité dont bénéficie Kagame en tant que président en exercice.
4. DROITS DE LA PERSONNE
L'aperçu le plus détaillé de la situation des droits humains est fourni par le rapport annuel du Département d'État américain. Alors que les États-Unis sont un allié du Rwanda, même après les irritations causées par la façon dont Kigali ment au sujet de son implication en RDC, le rapport est fort critique, comme le montre un extrait du résumé exécutif. « Les problèmes les plus importants dans le domaine des droits humains sont restés l'intimidation, l'arrestation et les abus à l'encontre de journalistes, d'opposants politiques et de défenseurs des droits humains ; le non-respect par les services de sécurité et par le pouvoir judiciaire de la règle de droit ; les restrictions aux droits politiques ; et l'appui à des groupes rebelles en RDC. D'autres problèmes majeurs comprenaient des assassinats arbitraires et illégaux, tant à l'intérieur qu'à l'extérieur du pays ; des disparitions ; des conditions dures dans les prisons et centres de détention ; des arrestations arbitraires ; des détentions préventives prolongées ; l'ingérence du pouvoir exécutif dans la justice ; et l'ingérence du gouvernement dans la vie privée des citoyens. Le gouvernement a restreint les libertés d'expression, de la presse, d'assemblée, d'association et, dans une moindre mesure, de la religion. […] ». Cette évaluation est confirmée par Freedom House, qui observe une nette détérioration de la situation des droits civils et politiques : au niveau mondial, le Rwanda est au huitième rang des pays (ex-æquo avec l'Érythrée et le Yémen) où le respect des droits politiques a le plus régressé entre 2009 et 2013. Amnesty International consacre un rapport aux détentions illégales, la torture et les « disparitions » opérées par les services militaires de renseignement. Le Department of Military Intelligence (DMI) exploite un système parallèle d'arrestation et de détention. Les détenus sont régulièrement transférés d'un endroit à un autre, et ces transferts s'opèrent généralement de nuit. Le camp Kami à Kigali est particulièrement réputé pour le mauvais traitement des dizaines de personnes qui y sont détenues illégalement, mais il existe de nombreux autres lieux de détention, dont des « safe houses » pourtant interdites par la loi. Lorsque des confessions ont été faites sous la torture, les avocats des victimes n'osent généralement pas soulever ce problème lors du procès, et les juges refusent d'examiner la nature forcée ou volontaires des déclarations faites. Le peu de presse indépendante qui reste continue à être traitée rudement. En juillet 2012, un journaliste de The Chronicles est arrêté après avoir publié un article affirmant qu'il a été enlevé et menacé par les services de sécurité. Après deux jours de détention sans accès à ses confrères ou un avocat, il reconnaît avoir fabriqué l'histoire. Lorsqu'il est présenté à un juge qui doit statuer sur sa détention préventive, il affirme avoir été contraint d'admettre qu'il avait menti, et il est libéré sous caution le 31 juillet. En mars 2013, la Haute Cour confirme la condamnation à un an de prison pour « idéologie du génocide » du rédacteur en chef du journal Umusingi, Stanley Gatera. Dans le classement concernant la liberté de la presse publié début 2013 par Reporters sans frontières, le Rwanda se trouve à la 161ème place sur un total de 179. Cela n'empêche nullement le ministre de l'Administration locale de déclarer à l'occasion de la journée mondiale de la liberté de la presse que « le Rwanda continue de promouvoir des garanties pour la liberté et l'indépendance de la presse ». Le jugement du tribunal de Karongi dans la procédure de maintien en détention préventive de huit membres des FDU-Inkingi (cf. supra) en dit long sur l'interprétation judiciaire des libertés de réunion et d'expression. Alors que la réunion n'était pas publique, le tribunal retient que « les accusés savaient que leur parti politique n'était pas encore enregistré » et qu'ils étaient en outre conscients du fait « qu'il y a des allégations que ce parti collabore avec des groupes terroristes opposés au régime rwandais ». Il observe notamment que les accusés admettent avoir critiqué le gouvernement et parlé de la faiblesse de l'enseignement, s'être plaint du fait qu'il n'y a pas d'emploi pour les jeunes diplômés, que le développement économique est concentré dans les villes et que les contributions au Fonds Agaciro sont obligatoires. Il ajoute que « le fait qu'après la réunion, les accusés n'en ont rien dit [aux autorités] implique qu'ils ont par la suite sensibilisé le public » : « Ces actes montrent une tentative de cacher la vérité au sujet de la réunion avec pour but ultime de sensibiliser le public et d'inciter le peuple à se rebeller contre les pouvoirs établis ». Puisque l'article 463 du code pénal prévoit des peines de 10 à 15 ans de prison pour le « crime » (atteinte à la sécurité publique ou organisation de désordre public avec l'intention d'inciter le peuple à s'insurger contre les pouvoirs établis) et en présence de « fortes preuves » de sa commission du « crime », les suspects sont maintenus en détention préventive. Ce que le tribunal dit en substance est que critiquer la politique gouvernementale, même en privé, constitue une infraction passible de peines de prison très lourdes.
5. RELATIONS RÉGIONALES ET INTERNATIONALES
Le thème qui a incontestablement dominé les relations régionales et internationales du Rwanda a été l'appui de Kigali au mouvement rebelle M23 en RDC et ses retombées politiques et financières. Alors que la gouvernance politique interne avait déjà suscité des doutes parmi les bailleurs, cette ingérence est la goutte proverbiale. Il y avait en effet entre le Rwanda et ses bailleurs un quid pro quo implicite: Ne touchez pas au Congo, mais à l'intérieur faites ce que vous voulez. Tour à tour, les États-Unis, le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l'Allemagne, la Suède et l'UE suspendent une partie de leur aide. Puisque cette affaire est développée ailleurs dans le présent Annuaire, notre chronique se limitera à exposer brièvement la manière dont le régime rwandais a tenté de gérer le problème en question. En réalité, la façon de réagir de Kigali fait partie de sa routine : elle consiste à mentir, à discréditer ceux qui le critiquent et à blâmer les autres pour ses propres fautes.
Le mensonge, d'abord. Alors que des rapports de sources diverses démontrent l'implication rwandaise au-delà de tout doute raisonnable, le régime nie en bloc. Le sentiment de déjà-vu est grand : lorsqu'on relit les rapports du panel d'experts sur la RDC depuis 2001 et ceux du groupe d'experts depuis 2005, les constats faits et les dénégations rwandaises sont à chaque fois les mêmes. Kigali est pris la main dans le sac, et la négation persistante de ce qui est l'évidence même irrite jusqu'à ses meilleurs alliés. La ministre des Affaires étrangères Louise Mushikiwabo décrit un rapport interne de la MONUSCO, qui a fait l'objet d'une fuite dans la presse, comme « des rumeurs absolument fausses et dangereuses ». Après qu'en juin 2012, tant le groupe d'experts que Human Rights Watch publient des rapports contenant des faits précis, Kagame nie à nouveau et affirme que « nous ne pouvons simplement pas appuyer une rébellion au-delà de nos frontières ». Le jour même de la publication d'un nouveau rapport du groupe d'experts montrant que son appui au M23 continue, le Rwanda dénonce la reprise des combats entre les FARDC et le M23 et affirme que « les activités violentes des groupes FARDC, M23 et autres groupes armés en RDC doivent cesser ». Le discrédit, ensuite. Dans une réponse formelle à l'addendum au rapport de juin du groupe d'experts, le gouvernement rwandais affirme que « la publication de l'addendum a été le dernier acte d'une stratégie médiatique et politique soigneusement orchestrée afin de désigner le Rwanda comme le méchant ». « Étant donné la nature profondément viciée et la nature illégitime du processus […], le rapport intérimaire du groupe d'experts, son addendum et tout ce qui est basé là-dessus doit être traité […] comme biaisé et manquant d'intégrité ». Concernant le rapport de Human Rights Watch, la ministre Mushikiwabo affirme que les organisations de ce type « vivent du malheur des Africains. […] Ils gagnent beaucoup d'argent en faisant des rapports pareils ». Dans le courant du mois d'août, le régime pense trouver une brèche dans la personne de Steve Hege, coordinateur du groupe d'experts. En 2009 il a publié un texte sur les FDLR où il critique le gouvernement du Rwanda, expliquant les origines du mouvement rebelle et analysant les raisons de son refus de rentrer au pays. Alors que l'analyse ne dit pas un mot sur le génocide, Hege est présenté comme un « négationniste » adhérant à l'idéologie du génocide. Une délégation rwandaise entendue le 28 août par le Conseil de sécurité concentre ses arguments sur une attaque personnelle contre Hege. Il est également reproché à ce dernier d'avoir rencontré une personnalité de l'opposition : il s'agit du major Jean-Marie Micombero (cf. supra) auprès duquel il a voulu obtenir des informations sur l'organisation interne des FRD, intérêt légitime pour le groupe d'experts étant donné les indications de collaboration entre l'armée rwandaise et le M23. Le régime tente même une mise en scène illustrative de la manipulation dont il est familier. Le 12 septembre 2012, un ancien des FDLR déclare au centre de mobilisation de la MONUSCO que Hege avait fourni des armes aux FDLR et donné des instructions pour dynamiter des ponts au Rwanda. Le « témoin » n'est pas conscient que Hege est présent lors de l'entretien, et il ne le connaît manifestement pas. Confronté à sa déclaration mensongère, il avoue que depuis début juillet, des représentants de la présidence rwandaise l'ont préparé à raconter cette histoire qu'il devait présenter lors d'une conférence de presse après son retour au Rwanda. Le régime tente plus tard mais en vain de bloquer la désignation de deux membres du groupe d'experts nouvellement constitué fin 2012. Bernard Leloup et Marie Plamadiala sont interdits d'entrée au Rwanda, qui ainsi sabote le travail mandaté par le Conseil de sécurité dont il fait pourtant partie. Le régime cherche par la suite des sources externes pour discréditer le travail du groupe d'experts. Phil Clark, un chercheur britannique qui a déjà pris la défense du régime par le passé, expose les « faiblesses méthodologiques » des rapports du groupe.Le 14 janvier 2013, des « experts internationaux » envoient une lettre ouverte au secrétaire général de l'ONU pour dénoncer le caractère biaisé du travail du groupe d'experts. En mars 2013, Richard Johnson, diplomate américain à la retraite qui a vécu au Rwanda comme époux d'une diplomate, s'en prend à Human Rights Watch, qu'il appelle « une menace pour le Rwanda et la paix et la stabilité en Afrique centrale ». Il prétend que l'objectif de l'organisation est « d'exiger du gouvernement rwandais de réintroduire les partis génocidaires, de ne pas interdire leur idéologie, de ne condamner que quelques auteurs du génocide et d'oublier leurs complices étrangers, et d'admettre qu'il n'est pas meilleur qu'eux ». La présentation du travail de HRW est particulièrement incorrecte et l'utilisation des sources est très sélective. Une nouvelle attaque contre le groupe d'experts est lancée le 1er avril 2013, lorsque la Howard G. Buffett Foundation publie un rapport critique au sujet de ses travaux. Il est intéressant de noter qu'à peine quelques semaines plus tôt, Buffett avait publié avec Tony Blair un article appuyant le régime rwandais et condamnant les suspensions d'aide. Malgré l'enthousiasme du New Times, le rapport, dont il n'est pas évident de déterminer l'auteur, ne conteste pas toutefois les faits relevés ou les analyses du groupe d'experts, mais plutôt ses procédures et son style. Faire porter le chapeau par d'autres, enfin. Niant les accusations d'appui au M23, Kagame attribue la responsabilité de la crise dans le Nord-Kivu à la communauté internationale et au gouvernement congolais. Le 4 octobre, dans un discours devant le parlement, il affirme que « le M23, le gouvernement congolais, la communauté internationale sont tous idéologiquement en faillite » et que « le seul crime que nous avons commis est de tenter décemment de faire du progrès ». The New Times prétend même que le Congo a été utilisé par le groupe d'experts pour saboter la candidature du Rwanda comme membre du Conseil de sécurité. Malgré sa « banqueroute idéologique », le M23 « a crié haut et fort, mais personne ne semble intéressé par ses préoccupations ». Un rapport du parlement inverse tout simplement les rôles : c'est le Rwanda qui est victime de la crise en RDC, et les accusations servent uniquement à salir l'image de Kigali. Tous ceux qui pensent autrement en prennent pour leur grade : experts, ONG, « certains pays puissants » (France, Belgique), chercheurs, journalistes, les églises congolaises et le gouvernement de Kinshasa.
La période étudiée ici a été pénible pour le régime rwandais. Son crédit international, qui avait déjà été mis à l'épreuve ces dernières années, a été sérieusement entamé. Alors que l'autoritarisme à l'intérieur continue d'être largement toléré, c'est sa nouvelle intervention en RDC qui a incité même ses meilleurs amis à prendre leurs distances. Encore en mars 2013, Kagame est sévèrement sermonné par Johnnie Carson, le secrétaire d'État adjoint aux Affaires africaines américain. L'appui au M23 en soi, mais plus encore son caractère institutionnel et les mensonges systématiques qui l'entourent, ont fini par convaincre des partenaires importants qu'ils ne pouvaient plus faire confiance au régime et que les tentatives de le convaincre amicalement avaient échoué. Cela provoque un certain désarroi au sein d'un système qui avait l'habitude de faire comme bon lui semble et qui est convaincu de la justesse de ses vues. Il réagit en se repliant sur lui-même, en développant un discours de plus en plus nationaliste, et en adoptant une position « nous contre eux », y compris envers les critiques formulées avec sympathie et selon un esprit constructif. Même si les aides suspendues ont progressivement repris, rien ne sera plus comme avant, et le préjugé favorable dont a longtemps bénéficié le Rwanda, « cas spécial », a disparu.
Anvers, mai 2013
Freedom House, Freedom in the World 2013: Democratic breakthroughs in the balance , 2013.