Entretien : Comment une chanson a scellé le sort de l'artiste rwandais Kizito Mihigo
Le 17 février 2020, la police annonce que le chanteur populaire rwandais Kizito Mihigo a été retrouvé mort dans sa cellule dans un poste de police à Kigali. Un an plus tard, personne n'a eu à rendre de comptes pour son décès. Dans un entretien avec Birgit Schwarz, Lewis Mudge, directeur pour l'Afrique centrale à Human Rights Watch, parle du travail de chanteur puis d'activiste de Kizito Mihigo, qui était devenu son ami, et évoque les raisons pour lesquelles il est peu probable que le chanteur se soit suicidé. Lewis Mudge aborde aussi le fait que le gouvernement rwandais, bien que donnant une image progressiste et stable du pays, élimine systématiquement ses détracteurs et cible ceux qui, comme Kizito Mihigo, s'écartent du récit officiel, notamment à propos du génocide de 1994 et des crimes commis au lendemain du génocide.
Comment vous êtes-vous lié d'amitié avec Kizito Mihigo ?
Nous nous étions croisés il y a quelques années lors d'un événement à[dans ?] une ambassade et avions discuté un peu. Mais notre amitié a démarré lors de sa détention illégale en 2014 et sa condamnation en 2015 pour des crimes qu'il avait été contraint d'avouer. Des contacts en prison nous ont mis en relation et nous avons commencé à échanger régulièrement. Il considérait qu'il devait rendre public ce qui lui était arrivé : il avait été détenu au secret pendant neuf jours, passé à tabac et menacé de mort s'il ne plaidait pas coupable. Au fil du temps, nos conversations ont pris un tour plus personnel : il me demandait comment allait ma famille, et je lui envoyais des photos de mes enfants. On m'a refusé l'entrée sur le territoire rwandais en 2018 et ma demande de permis de travail avait déjà été rejetée en 2015. On ne s'est rencontré en face à face qu'une seule fois, mais une amitié solidaire s'est instaurée et a été entretenue par des appels téléphoniques.
Qu'est-ce qui a amené Kizito Mihigo, chanteur de gospel populaire, dans le viseur des autorités ?
Kizito n'était pas seulement un chanteur populaire. Il était aussi Tutsi et rescapé du génocide. Et en tant que catholique fervent, il croyait à la réconciliation et au pardon. C'est une chanson qu'il a sortie en mars 2014 qui lui a attiré des ennuis. La chanson exprimait de la compassion non seulement pour les victimes du génocide de 1994 mais aussi pour tous ceux qui sont morts, « du fait d'un génocide, d'une guerre, d'un massacre en représailles, d'une disparition dans un accident ou d'une maladie ». Cette chanson a été largement perçue comme celle d'un rescapé du génocide tutsi affichant sa sympathie pour les Hutus qui ont été tués par des soldats de l'actuel parti au pouvoir, le Front patriotique rwandais (FPR) dirigé par les Tutsis. Elle remettait en question le récit officiel selon lequel les meurtres par vengeance commis par des soldats du FPR étaient des cas isolés et ont été traités en interne. Bien sûr, les crimes du FPR ne sont pas comparables à ceux du génocide en portée et en ampleur, mais ils n'en demeurent pas moins des crimes de guerre atroces pour lesquels il n'y a eu aucune justice.
En remettant en question ce récit officiel, Kizito est devenu, aux yeux des autorités, un opposant au gouvernement. Il a été menacé, passé à tabac, contraint à présenter des excuses et finalement emprisonné. Lorsqu'il a été libéré en septembre 2018 en vertu d'une grâce présidentielle, les autorités n'ont pas caché le fait qu'elles le garderaient à l'œil.
Pour quel motif a-t-il été arrêté à nouveau l'année dernière ?
Il tentait de franchir la frontière pour rejoindre le Burundi lorsque des agents des forces de sécurité l'ont arrêté. Il a été inculpé de tentative de traverser la frontière illégalement, d'association avec des « groupes terroristes » et de corruption. Quatre jours plus tard, il était mort.
Peu après sa sortie de prison en 2018, nous avions commencé à évoquer lors de nos conversations à quoi pourrait ressembler sa vie hors du Rwanda. Des personnes très haut placées exerçaient des pressions sur lui pour l'inciter à donner des faux témoignages contre des dissidents politiques, et il m'a dit qu'il se sentait en danger. Mais son passeport avait été confisqué et il savait que s'il se faisait attraper lors d'une tentative de fuite, il serait emprisonné à nouveau. Il était prêt à cette éventualité. Mais lorsque j'ai appris son arrestation, j'ai su que c'était une mauvaise nouvelle.
Jusqu'à la fin, Kizito a cherché à documenter et révéler l'utilisation généralisée de la torture dans les centres de détention illégaux et clandestins. Les enregistrements qu'il nous a envoyés fournissent bon nombre de détails sur la nature des abus commis dans le système judiciaire et sur les personnes impliquées dans les enlèvements et les intimidations, comme l'Inspecteur général de la police. Je pense qu'il a été choqué lorsqu'il a réalisé que ces centres étaient systématiquement utilisés pour battre et torturer les personnes perçues comme critiques à l'égard du gouvernement ou des politiques officielles afin de les réduire au silence. Et il voulait que cela se sache.
Quelle est la probabilité qu'il se soit suicidé, comme l'affirment les autorités ?
Je ne pense pas qu'il se soit suicidé. Kizito était très optimiste, tourné vers l'avenir. Il avait aussi une grande foi en Dieu. Il ne se serait pas suicidé.
Étant donné la série d'exécutions extrajudiciaires à l'encontre des opposants politiques aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur du Rwanda et l'historique bien documenté de détracteurs portés disparus ou retrouvés morts dans des circonstances mystérieuses, son décès est particulièrement suspect. Mais seule une enquête crédible et indépendante pourrait déterminer ce qui s'est réellement passé. Sans surprise, une telle enquête n'a jamais été menée.
Comment décririez-vous la situation des droits humains au Rwanda en général ?
D'un côté, le Rwanda renvoie au monde extérieur une image de stabilité et se présente comme un pôle de technologie émergent qui a fait des avancées considérables en matière d'accès aux soins de santé et à l'éducation. Mais si vous grattez la surface, un autre Rwanda apparaît. Un Rwanda où les droits civils et politiques ne sont pas respectés, où les agents de l'État ont recours à la détention illégale arbitraire et à la torture et où écrire une chanson qui remet en cause le récit officiel peut conduire à l'opprobre et la persécution.
Le gouvernement menace toute personne qui divulgue des informations sur les cas d'abus. Et ils sont très forts pour dissimuler les preuves. Cela explique pourquoi même les abus que nous avons documentés et révélés au fil des années n'ont pas fait l'objet d'enquêtes et pourquoi il n'y a pas eu de justice pour les victimes.
Comment les partenaires internationaux du Rwanda peuvent-ils s'assurer d'un plus grand respect des droits humains ?
La commémoration de la mort de Kizito arrive au moment où le Rwanda se prépare à accueillir le sommet du Commonwealth qui aura lieu en juin à Kigali. Les partenaires du Rwanda au sein du Commonwealth, composé essentiellement de territoires de l'ancien Empire britannique, devraient dénoncer publiquement les violations systémiques des droits humains et, dans les cas comme celui de Kizito où nous soupçonnons l'État d'être responsable, appeler à des enquêtes internationales.
Les abus comme les arrestations arbitraires, les meurtres extrajudiciaires, la torture et les disparitions forcées font perdre toute crédibilité aux valeurs que le Commonwealth est censé défendre.