TRIBUNE 

La tragédie de 1994 est dans tous les esprits. Pourtant, malgré la similitude des langues et la présence du clivage hutu-tutsi dans les deux sociétés, le Burundi n'est pas un jumeau du Rwanda. A l'Indépendance, en 1962, la question appelée «ethnique» depuis les années 70 ne s'y posait pas. Face à la lecture raciste opposant «Bantous» (Hutus) et «Hamites» (Tutsis), chère aux colonisateurs, les Burundais des collines sont restés de «mauvais élèves», attachés aux valeurs de leur propre culture. Néanmoins les violences qui ont frappé le Rwanda voisin depuis 1959 et l'impact des vagues de réfugiés ont entraîné à partir de 1965 une contagion nourrie de peurs et d'ambitions. Des massacres ont été perpétrés au Burundi, tantôt au nom du «peuple hutu majoritaire» (en 1965, selon le modèle rwandais), tantôt au nom de la «sécurité tutsie» (en 1972 lors d'une entreprise d'extermination des élites hutues).

Mais combien d'occasions ont été manquées au Burundi ! L'assassinat de Louis Rwagasore, piégé par une rivalité princière, en octobre 1961, a privé le pays du leader nationaliste qui aurait pu conjurer la dérive ethniste. Le meurtre du président hutu, Melchior Ndadaye, victime d'un complot d'officiers tutsis en octobre 1993, a brisé les espoirs de réconciliation et ouvert dix ans de guerre civile. Des Burundais, tutsis et hutus, sont morts par centaines de milliers depuis l'indépendance, sacrifiés à des intérêts particuliers et à des calculs à courte vue. On pourrait épingler les groupes extrémistes qui, de part et d'autre, ont fait feu de ce bois-là. Pourtant, en 1994, le pays a échappé à la propagation programmée du génocide des Tutsis du Rwanda, grâce à l'intervention immédiate de trois personnes : Sylvestre Ntibantunganya (Hutu), président de l'Assemblée nationale, le colonel Fyiroko (Tutsi), ministre de la Défense, et le Mauritanien Ahmedou Ould-Abdallah, représentant des Nations unies. Le soir du 6 avril, le Burundi a évité le pire grâce à ce sursaut de conscience nationale.

Ces rappels aident à situer la gravité des enjeux actuels. La guerre civile s'est achevée au Burundi sur la base d'un compromis conclu à Arusha en 2000. La logique du retour à la paix a été celle d'un partage pragmatique du pouvoir entre les formations politiques, et en tenant compte des appartenances «ethniques». Les instances publiques, civiles et militaires devaient refléter la composition plurielle d'une société déchirée durant des années, sans que cela signifie la mainmise d'un corset de quotas sur toute la société burundaise, comme c'était le cas au Rwanda sous Habyarimana.

C'est dans ce cadre que l'actuel président, Pierre Nkurunziza, et son parti ont gagné les élections en 2005 et 2010. Le premier mandat avait été marqué par une euphorie : retour à la paix et rétablissement de la sécurité, esprit d'ouverture dans le choix des responsables, nouvel air de liberté, mesures sociales appréciées sur le plan scolaire et celui de la santé. Mais depuis cinq ans, les déceptions se sont accumulées : gestion économique peu inspirée (allant jusqu'à la casse des entreprises déplaisantes au pouvoir, comme l'arrachage en janvier de centaines de milliers de plants de stevia cultivés par une coopérative en région de Rumonge), corruption, profonde misère urbaine et rurale, contrastant avec l'enrichissement d'une minorité, qui s'exprime de façon ostentatoire dans l'immobilier, atteintes aux droits de l'homme et à la liberté d'expression dénoncées par les ONG, assassinats non élucidés, propagande extrémiste d'une clique proche du pouvoir, recyclant des clichés racistes éculés, le mythe d'un «Empire hima», lancé dans les années 80 par des idéologues étrangers.

C'est dans ce climat empoisonné que le dialogue sur l'alternance est refusé depuis fin 2014 par un pouvoir qui s'entête à programmer un 3e mandat présidentiel en dépit de ce que prévoit la Constitution. Cette position est emblématique d'une remise en cause des accords d'Arusha, pourtant garants de la paix dans ce pays. Elle s'accompagne de signes inquiétants d'un retour à une logique de guerre civile (création d'une milice, les Imbonerakure, recrutée chez de jeunes désœuvrés). Dès début mai, 50 000 Burundais étaient de nouveau réfugiés dans les pays voisins, ils ont plus que doublé !

Or, le désir de changement s'est exprimé de plus en plus, notamment dans la jeunesse, transcendant les clivages de tous ordres. Ce n'est pas la fameuse opposition «ethnique» qu'on voit dans la rue, c'est le contraire : des manifestants de toutes origines qui ont compris que ce fantasme du passé ne serait utile qu'aux pêcheurs en eau trouble. Les associations de défense des droits de l'homme et les médias associent, dans leurs rangs et à leur tête, des Hutus et des Tutsis. La société burundaise a mûri. Et le parti présidentiel est divisé sur la question du troisième mandat. Les présidents du Sénat et de l'Assemblée nationale y sont hostiles. Les Eglises ont exprimé publiquement leur réprobation. Les quatre anciens présidents, Bagaza et Buyoya (Tutsis) et Ndayizeye et Ntibantunganya (Hutus), ont fait de même, témoignant ainsi de la nécessité de savoir se retirer quand le pays est dans l'impasse.

La crise est sociale, politique et morale, comme il y a peu au Burkina Faso. Le pouvoir n'a su y répondre que par des arrestations et par la neutralisation, aujourd'hui totale, des radios indépendantes. Les partenaires étrangers, en particulier le groupe des Etats de l'Afrique de l'Est (EAC) et l'Afrique du Sud, parrains des accords d'Arusha, ont affirmé leur souci de voir respecter ces derniers. Les Etats-Unis, et, de manière plus molle, les Européens ont aussi exprimé leur inquiétude devant ce dérapage institutionnel.

La journée de dupes du 13 mai, où le voyage éclair du Président, invité au sommet des chefs d'Etat de l'EAC à Dar es-Salaam, a donné lieu à une ébauche de coup d'Etat à Bujumbura, est venue étrangement brouiller les cartes. Le pouvoir traite de «putschistes» l'ensemble des opposants, qui manifestent depuis des semaines pour le respect des valeurs démocratiques. La ficelle est un peu grosse. Les jours prochains montreront si, par-delà cette manipulation, le Président saura manifester sa dimension d'homme d'Etat, en accompagnant avec dignité une transition politique inévitable, ou bien si l'année 2015 sera à nouveau une occasion manquée dans l'histoire du Burundi.

Auteur de : «Burundi 1972. Au bord des génocides», avec Jean-François Dupaquier, Karthala, 2007.