L'immobilisation du Lieutenant général Emmanuel Karenzi Karake par la police britannique a créé un séisme et indignation dans le camp du président rwandais, le général Paul Kagame. Cela fait suite au mandat d'arrêt européen émis par l'Espagne qui demande aussi l'extradition. Pour comprendre la gravité des charges innombrables qui pèsent sur le directeur des services nationaux de renseignements et de de Sécurité , (un organisme d'État regroupant tous les services secrets rwandais), nous vous livrons fidèlement quelques extraits d'analyses de Colette Braeckman journaliste dans « Le Soir », responsable de l'actualité africaine, plus particulièrement de l'Afrique centrale et Hervé Chezeuville de Vexilla Galliae.
Pourquoi la justice espagnole s'obstine-t-elle dans cette affaire?
La première raison,
selon Braeckman est l'implication supposée du général Karenzi Karake dans le meurtre de trois travailleurs humanitaires espagnols membres de l'organisation Médecins du monde, qui avaient eu connaissance d'assassinats massifs imputés au Front patriotique rwandais et découvert des fosses communes en territoire rwandais. S'y ajoutent les témoignages recueillis par des ONG internationales comme Human Rights Watch, qui avait documenté les massacres de civils commis en 2000 dans la ville de Kisangani, lors des affrontements qui avaient mis aux prises les armées de l'Ouganda et du Rwanda alors que ces forces se disputaient le contrôle des comptoirs de diamant.
A cette époque, Karenzi Karake commandait les forces rwandaises qui furent accusées de nombreux crimes de guerre, massacres de civils congolais et même exécutions sommaires de militaires ougandais. Par la suite, les Nations unies documentèrent plus de 600 massacres commis au Congo par les diverses forces en présence et publièrent un texte de synthèse, le
« mapping report». Ce dernier demeura longtemps sans suite mais il pourrait être exhumé si un Tribunal international sur les crimes commis au Congo venait à être créé.
Pour la journaliste belge, même si la justice est, théoriquement, indépendante, l'arrestation d'un "maître espion"' n'est pas un procédé fréquent et d'aucuns rappellent le proverbe rwandais "qui veut atteindre le maître frappe d'abord le chien….."
Voilà pourquoi
les réactions de l'entourage de Kagame ne se sont pas faites attendre: « La solidarité occidentale pour humilier les Africains est inacceptable », a déclaré sur son compte Twitter Louise Mushikiwabo, la ministre rwandaise des Affaires étrangères. « C'est un scandale d'arrêter un responsable rwandais sur la base de la folie de pro-génocidaires », a-t-elle poursuivi. Interrogé par RFI, un officiel rwandais de ce même ministère a quant à lui qualifié l'acte d'accusation du juge espagnol d'« horreur », compilant « toutes les pires théories conspirationnistes ».
Réaction aussi du côté de la présidence. Sur son compte Twitter, Yolande Makolo, une de ses conseillères en communication, a accusé l'enquête du juge espagnol d'être politiquement motivée. Quant au ministre de la Justice, Johnston Busingye, cité dans le journal pro-gouvernemental le New Times, a déclaré que le Rwanda avait demandé des explications aux autorités britanniques. Il a remis en cause la base légale du mandat d'arrêt, assurant que Kigali était prêt à le contester devant les tribunaux.
En revanche selon Hérvé Cheuzeville, il faut savoir que Bosco Ntaganda, dont le procès est toujours en cours à La Haye, n'était qu'un comparse par rapport à l'homme que la police britannique vient d'arrêter à Londres, alors qu'il s'apprêtait à regagner le Rwanda. En matière de crimes de guerre, si le Terminator (Ntaganda) peut être qualifié de « menu fretin », le lieutenant-général Emmanuel Karenzi Karake peut lui entrer dans la catégorie des « gros poissons » !
C'est un magistrat espagnol, le juge Fernando Andreu Merelles qui est à l'origine de cette arrestation londonienne. En février 2008 il avait inculpé le général Karenzi Karake et 40 autres officiers rwandais pour génocide et crimes contre l'humanité. Cette inculpation faisait suite aux plaintes déposées par les familles d'expatriés espagnols, assassinés au Rwanda : le père Joaquim Vallmajó y Sala assassiné à Byumba en avril 1994 et 3 employés de l'ONG ibérique Médicos del Mundo, tués en janvier 1997 à Ruhengeri. Il aura fallu attendre 7 ans, après l'émission d'un mandat d'arrêt international par la justice espagnole, pour que l'officier rwandais puisse enfin être arrêté. Sans doute ce dernier considérait qu'il ne courrait aucun risque en se rendant au Royaume-Uni, puisque ce pays fut longtemps un allié inconditionnel du régime de Paul Kagame.
Depuis que Tony Blair a quitté le 10 Downing Street, de plus en plus de voix se sont faites entendre, en Grande-Bretagne, mettant en cause l'action de Paul Kagame pendant et depuis le génocide. En octobre 2014, un documentaire intitulé « Rwanda's Untold Story » fut diffusé par la chaîne de télévision BBC2, provoquant une véritable crise entre Kigali et Londres. Les autorités rwandaises n'ont pas supporté que ce film remette en cause la « vérité officielle » au sujet des terribles évènements de 1994, en insinuant, en particulier, que Kagame pourrait bien avoir donné l'ordre d'abattre l'avion du président Juvénal Habyarimana.
Or, c'est cet attentat, commis le 6 avril 1994, qui déclencha les massacres que l'on a depuis qualifié de génocide. Le documentaire indiquait également que la majorité des 800 000 victimes dudit génocide étaient probablement des Hutu et non des Tutsi comme cela avait été affirmé par le régime de Paul Kagame. Les réactions du gouvernement rwandais ont été violentes. Kagame a accusé la BBC d'être « négationniste » et une commission d'enquête a été formée au Rwanda pour « enquêter » sur le documentaire et sur le rôle de la BBC. En mars dernier, la commission a rendu ses conclusions. Elle a recommandé au gouvernement rwandais de poursuivre la BBC en justice et de rompre les accords liant le Rwanda à cette radiotélévision britannique. En conséquence, les émissions en langue locale, très écoutées dans le pays, ne sont plus relayées sur le réseau FM du Rwanda.
Qui est réellement le général KK?
Bien que natif du Rwanda, il a, comme Paul Kagame et la plupart des responsables actuels du Rwanda, grandi en Ouganda, où ses parents avaient fui la « révolution sociale » qui avait mis fin à la prédominance des Tutsi au Rwanda, avant même l'indépendance obtenue de la Belgique en 1962. Contrairement à celui qui allait devenir son chef, il est parvenu à faire des études supérieures, à l'Université de Makerere puis à celle de Nairobi. Autre différence avec Kagame, il n'a pas participé à la guérilla ougandaise qui lutta contre le pouvoir du président Milton Obote dans les années 80 et qui permit à son leader, Yoweri Museveni, de devenir chef de l'Etat ougandais en janvier 1986.
Par contre, il a rallié le Front Patriotique Rwandais dès sa création et a participé à la guerre lancée depuis l'Ouganda contre le régime du président Juvénal Habyarimana en octobre 1990. Rappelons qu'à l'origine le FPR était une émanation de l'armée ougandaise, constituée d'officiers et de soldats d'origine tutsi rwandaise. Durant cette guerre, Karenzi Karake fut l'aide de camp de Paul Kagame, le chef du FPR. Lorsque ce mouvement politico-militaire s'empara de Kigali, en juillet 1994, Karenzi Karake fut nommé chef de la DMI, les services secrets de l'armée du FPR.
Des crimes contre des Rwandais mais aussi des étrangers
Toujours, selon Hervé Chezeuville, des massacres avaient déjà été commis par cette armée durant les 4 années de guerres, au fur et à mesure qu'elle progressait en territoire rwandais. Ces atrocités n'ont guère ému l'opinion publique internationale, car il n'y avait aucun journaliste étranger en territoire contrôlé par le FPR, alors qu'ils abondaient en zone encore tenue par le pouvoir à dominante hutu.
A vrai dire, c'est cela qui explique l'émoi suscité par les massacres de Tutsi, alors que les tueries perpétrées par les hommes de Kagame ont été passées sous silence. L'un des pires crimes du FPR durant la dernière partie de la guerre eut lieu le 23 avril 1994 lorsque la population de Byumba, dans le nord du pays, fut invitée à se rassembler au stade de la ville qui venait d'être prise par les troupes du FPR. Durant la nuit, ces dernières encerclèrent l'endroit et jetèrent des grenades sur la foule avant de la mitrailler à l'aide d'armes automatiques, rappelle Chezeuville.
Et de poursuivre: »ce massacre dura plusieurs heures et fit des milliers de victimes. C'est Karenzi Karake qui se serait chargé de l'incinération de masse qui suivit. Quelques jours plus tard, des militaires du FPR se rendirent à la mission catholique où ils arrêtèrent les prêtres qui s'y trouvaient : Joaquim Vallmajó y Sala, un missionnaire espagnol d'origine catalane qui œuvrait au Rwanda depuis 26 années, et 3 religieux rwandais. Selon un témoin, ces quatre personnes auraient été tuées par les hommes du DMI et leurs corps brûlés, dans la périphérie de Byumba. Le père Joaquim était connu pour ses dénonciations des atteintes aux droits de l'homme, tant celles commises par les autorités de Kigali et les milices hutu que celles perpétrées par le FPR ».
Sans doute en savait-il trop au sujet du massacre du stade de Byumba… Les atrocités imputables au FPR se sont poursuivies après sa victoire militaire de 1994. Dans le seul secteur de Masaka, entre juillet 1994 et mars 1995, 50000 personnes auraient été massacrées. Les cadavres furent ensuite incinérés. Karenzi Karake et son adjoint Jackson Rwahama Mutabazi ont organisé l'acheminement de l'essence nécessaire à cette sinistre besogne, indique Cheuzeville .
Des tueries de masse ont ensuite été commises à l'encontre de la population du nord-est du Rwanda, principalement dans les préfectures de Ruhengeri et de Gisenyi, lors d'opérations militaires qui s'y déroulèrent entre la fin de 1996 et début de 1997. Des milliers de civils furent massacrés. Les 3 volontaires de Médicos del Mundo furent tués le 18 janvier 1997 à Ruhengeri. A Kampanga, le 2 février 1997, c'est un missionnaire canadien, le père Guy Pinard, qui fut abattu.
Quatre observateurs des Nations Unies furent aussi assassinés, le 11 janvier 1997 à Giciye, ainsi que cinq agents de la Mission des Observateurs du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les Droits de l'Homme, le 4 février 1997 à Karengera, dans la préfecture de Cyangugu. Tous les étrangers assassinés ont probablement eut le tort de s'être trouvé au mauvais endroit au mauvais moment et d'avoir vu des choses qu'ils n'auraient pas dû voir. Les missionnaires avaient un « défaut » supplémentaire : ils parlaient couramment la langue locale et en savaient certainement beaucoup trop sur les crimes du FPR selon Hervé Cheuzeville.
D'après lui, la responsabilité de ces massacres de civils et de ces assassinats d'expatriés peut être imputée à l'officier qui dirigeait ces opérations, le général Kayumba Nyamwasa, ainsi qu'à Karenzi Karake, en sa qualité de chef des renseignements militaires. Le journaliste Hervé Cheuzeville souligne: « je précise que j'ai séjourné au Rwanda durant cette terrible période (en 1996 et en 1998) et que les évènements que j'évoque dans cet article ne m'étaient pas totalement inconnus, déjà à cette époque.
Le Rwanda envoya un contingent au Darfour, dans le cadre d'une mission de maintien de la paix organisée conjointement par l'Union Africaine et l'ONU. En janvier 2008, c'est le lieutenant-général Karenzi Karake qui fut nommé à la tête de cette opération nommée MINUAD. Il occupa cette fonction jusqu'en avril 2009. Devant la prolifération des accusations concernant le lourd passé du général rwandais et craignant sans doute qu'il ne soit révoqué voire même arrêté, Paul Kagame finit par le rappeler au Rwanda.
C'est cet homme que Scotland Yard a interpelé, provoquant une tempête de protestations au sein des autorités de Kigali. L'Espagne a aussitôt demandé son extradition. La justice britannique va statuer sur son sort dans les jours ou les semaines qui viennent. Les pressions sur Londres ne vont pas manquer, dans un sens comme dans l'autre. Selon Cheuzeville, il est à souhaiter que Karenzi Karake soit envoyé en Espagne où il pourra enfin répondre d'une partie de ses actes.
Pour lui, il faut également espérer que cette arrestation ne soit que le début d'un processus permettant enfin de dévoiler les trop nombreux crimes contre l'humanité commis par le Front Patriotique Rwandais pendant les guerres du Rwanda et du Congo. Un tel processus ne pourra pas être considéré comme complet s'il ne permet pas l'arrestation de Paul Kagame lui-même et son transfert à La Haye pour y être jugé par la Cour Pénale Internationale. Car
selon Cheuzeville, Bosco Ntaganda, Kayumba Nyamwasa, Karenzi Karake et tous les autres n'ont fait qu'exécuter les ordres et suivre les instructions de celui qui peut être légitimement considéré comme le plus grand criminel actuellement au pouvoir.
Jean-Claude Mulindahabi
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