Samjoffre - blogs.mediapart.fr, lr 30 mars 2014
Le 6 avril 1994, l'avion transportant le président rwandais était abattu au-dessous de Kigali. Quelques minutes plus tard débutait un génocide qui allait faire près d'un million de victimes en quelques semaines. Vingt ans après, de nombreuses questions restent sans réponses…
Benoît Colombat est journaliste d'investigation à France Inter, il travaille depuis longtemps sur le Rwanda. David Servenay, après avoir travaillé pour RFI, est aujourd'hui chargé des enquêtes pour le site Rue89. Dans un ouvrage qui vient de paraître, intitulé Au nom de la France, guerres secrètes au Rwanda, ils proposent un bilan provisoire, et souvent accablant, sur le rôle trouble joué par la France avant, pendant et après le génocide rwandais de 1994. Si certaines vérités sont devenues évidentes, de nombreuses questions restent en suspens vingt ans après les événements. L'attentat contre l'avion transportant le Président rwandais Juvénal Habyarimana le 6 avril 1994, qui marquait le début du génocide, fait partie de ces événements autour desquels de nombreux doutes planent encore.
Les témoignages divergents des militaires français présents sur les lieux du crash.
Les militaires français sont les seuls étrangers à avoir été autorisés à entrer dans le périmètre du crash de l'avion quelques minutes après l'accident. Parmi eux, Grégoire de Saint Quentin qui était assistant militaire technique à la Mission de coopération au Rwanda, chargé de former et d'entraîner les militaires rwandais au saut en parachute. Devant la Mission d'information parlementaire puis devant les juges chargés de l'enquête sur l'attentat, il a répété qu'il s'était rendu sur place avec ses hommes, juste après l'accident puis le lendemain matin, dans le but de récupérer les corps de l'équipage français. Il prétend qu'il a agi de sa propre initiative, et que le fait de récupérer la boîte noire de l'avion n'était nullement un objectif prioritaire. Or, les témoignages d'autres militaires français présents sur les lieux, dont celui de l'adjudant José Pinho, ainsi que ceux de rwandais montrent que la recherche de la boîte noire était bien un objectif prioritaire. Ces divergences peuvent poser question, d'autant que le rapport officiel rédigé à l'époque par Grégoire de Saint Quentin n'a jamais été rendu public, même auprès de la Mission d'information parlementaire.
Les Français ont-ils récupéré la boîte noire ?
Grégoire de Saint Quentin et les autres militaires français prétendent qu'ils n'ont pas retrouvé la boîte noire sur les lieux du crash. Pourtant, de nombreux témoignages laissent penser le contraire. Plusieurs militaires rwandais ont assuré devant la commission d'enquête rwandaise sur l'attentat que la boîte noire avait été retrouvée et emportée par les Français. Le journaliste Stephen Smith relève la même affirmation dans la bouche de l'attaché militaire de l'ambassade de France. Un autre journaliste, Vincent Hugueux, cite un témoin qui affirme la même chose. La veuve du Président rwandais, Agathe Habyarimana, aurait eu la même affirmation quelques jours après l'attentat. Des notes diplomatiques (une du département d'État américain et une de l'ambassade de Belgique en Éthiopie) laissent entendre que les Français auraient mis la main sur la fameuse boîte noire. Et, plus étonnant encore, le ministre français des transports affirme le 27 juin 1994 au chef de cabinet du 1er ministre belge que « les autorités françaises sont en possession de la boîte noire ». Quelques jours plus tard, le gouvernement français revenait sur ces affirmations.
Mais ce n'est pas tout... L'avion abattu était un cadeau de la France : un Falcon 50 produit par l'entreprise Dassault. Or, que fait l'entreprise française ? Elle affirme alors, comme pour dissiper les soupçons, que le jet présidentiel n'était pas doté de boîte noire. Dans une note remise à la justice en 2001, l'entreprise reconnaissait finalement l'inverse.
La France a-t-elle réclamé le silence aux familles des victimes françaises de l'attentat ?
Dans l'ouvrage « Au nom de la France,… », l'avocat de la femme du pilote français du Falcon explique aux auteurs : « On les (la famille) a immédiatement accueilli en leur demandant de ne parler de cette affaire à personne, et de n'envisager aucune procédure ». Un peu plus tard, toujours selon l'avocat, le fils du pilote recevait la visite d'un officier supérieur français qui lui demandait à nouveau de ne pas bouger, d'éviter de parler de cette affaire.
Autre histoire troublante : dans les jours qui suivent l'attentat, deux gendarmes français et la femme de l'un d'eux sont retrouvés morts à Kigali dans des circonstances toujours non élucidées. Il s'agissait de deux spécialistes des transmissions et des écoutes, qui étaient là pour former l'armée rwandaise. Alain Didot avait installé à son domicile un équipement qui lui permettait d'intercepter toutes sortes de conversations. Benoît Colombat et David Servenay posent la question : « Les deux hommes ont-ils intercepté des messages particulièrement sensibles en lien avec l'attentat ? » Toujours est-il que les autorités françaises sont mises au courant de la mort des Français. Pourtant, ce n'est que le 10 avril que leur mort est signalée officiellement par des casques bleus belges. Par ailleurs, le certificat de décès de l'un d'eux, côté dans la procédure judiciaire, s'avère être un faux grossier. Enfin, le frère d'une des victimes explique aux auteurs du livre : « les gendarmes sont venus voir mes parents juste après l'attentat pour leur demander de ne pas porter plainte. »
Cela fait beaucoup de zones d'ombre autour de cet attentat, et la tâche s'avère compliquée pour les juges en charge de l'enquête. Mais tant qu'ils n'auront pas réussi à démêler cet écheveau, les pires soupçons continueront de peser sur la France. D'autant que l'une des meilleures spécialistes de la région, la journaliste belge Colette Braeckman, affirme toujours que l'avion aurait été abattu par deux militaires français. Elle se fonde pour cela sur un témoignage venant de Kigali, recoupé par d'autres informations en provenance notamment de l'Auditorat militaire belge (chargé d'enquêter sur la mort de casques bleus belges au Rwanda).
Une certitude, tout de même...
Beaucoup de questions donc, mais tout de même une certitude. La thèse selon laquelle l'attentat contre l'avion du Président Habyarimana serait la cause du génocide peut être rangée au rang des thèses négationnistes. En effet, quelque soit le nom des auteurs de l'attentat, il ne fait plus aucun doute que le génocide était prévu et préparé de longue date.
Contrairement à ce qu'ont voulu faire croire certains acteurs du dossier, son exécution n'est pas le résultat d'une fureur populaire spontanée en réaction à l'assassinat du Président mais elle a été pensée, organisée et encadrée par les autorités rwandaises. Un an avant le génocide, les éléments les plus radicaux du régime faisaient basculer l'appareil militaire dans un cadre qui allait déboucher sur le génocide (achat d'armes, de machettes, formation des milices, liste des cibles à éliminer, propagande haineuse stigmatisant l'ennemi,…).
Jusqu'où la France est-elle allée dans son soutien à un régime de plus en plus extrémiste et meurtrier ? Vingt ans après les événements, la lumière n'est toujours pas faite…
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