Suite et pas fin
12) Publication, en 1959, du livret de l'étudiant hutu Aloys Munyangaju
Sous le titre « Actualité Politique au Ruanda », Munyangaju, futur leader du Parmehutu, explique l'origine de l'opposition Hutu-Tutsi comme suit : « Problème Hutu-Tutis ».
La question Hutu-Tutsi constitue le problème N°1 au Ruanda parce qu'il met en cause la coexistence même du groupe numériquement supérieur, d'une part, et du groupe politiquement et économiquement supérieur, d'autre part. C'est la vie même du peuple ruandais qui est en jeu ici. (Tutsi : 14% - Hutu : 85% - Twa : 1%)
Or, la solution du problème ne peut provenir ni des Hutu ni des Tutsi. Ils sont trop intéressés au débat pour pouvoir l'examiner avec sérénité. Elle requiert l'intervention d'un Médiateur agréé par les deux parties en cause. Or, ce médiateur ne peut être que la puissance Administrante, seule désintéressée tout en étant responsable de l'avenir du Pays et du développement harmonieux des deux groupes rivaux placés sous tutelle. Cette médiation naturelle est peut-être le seul, à moyen terme, favorable à la solution du conflit ».
Page 20, cet intéressant document donne les informations suivantes :
Représentation au cadre du Haut commandement politique du Pays.
Chefs de chefferie par race Tutsi : 45 sur 45. Race Hutu : 0 soit 0% ; Twa : 0%.
Conclusion : la race hutu est totalement exclue du haut commandement politique de son pays. Cette exclusion est d'autant plus criante que ce sont les hutu qui représentent les 85% de la population.
L'auteur donne ensuite une intéressante information, que j'ignorais, sur la lutte des Hutu.
Sous le sous-titre : « Courants d'opinion actuels face au problème Hutu-Tutsi », il écrit au sujet du Manifeste du peuple hutu : « C'est la deuxième fois au cours de l'histoire du Ruanda que les Hutu réclament officiellement l'égalité politique et sociale de fait avec leurs compatriotes Tutsi.
La première pétition de ce genre date des environs de 1890. Elle aboutit à un échec total. A cette époque, les armées arrivées sur le champ de bataille, les guerriers Hutu refusèrent de participer au combat en signe de protestation. Pour venir à bout de cette « grève », le Mwami promit publiquement de faire droit à leurs revendications, mais à une condition : ils commenceraient par écraser l'ennemi sans le concours des Batutsi. L'attaque fut tellement impétueuse et désordonnée qu'ils furent obligés de battre en retraite, commettant la faute militaire et magique de dépasser la ligne de défense ultime tracée par le Généralissime d'armées tutsi, imposée par les augures. Résultat : défaite et condamnation à une éternelle subordination à l'égard des Batutsi. L'édit du Souverain disait : « Vous travaillerez pour le Mututsi pendant le jour et pour vous-même pendant la nuit ».
Cet édit date de longtemps avant l'arrivée des Allemands et bien sûr des Belges !
13) Jugement N°592/8 du 12-6-1956 du Tribunal de Territoire de Kibuye.
J'ai sous les yeux copie de ce jugement que j'ai prononcé en ma qualité de président du Tribunal de Territoire parce qu'il s'agissait d'un litige entre le sous-chef Gafaranga et son prédécesseur Kabahaya. Extrait : « En cause : Gafaranga, plaignant, contre Kabahaya, prévenu, résidant tous les deux dans la sous-chefferie de Murambi, chefferie du Nyantango, au sujet d'une injure subie à l'occasion de la perception des impôts. » Le sous-chef Gafaranga, plaignant déclare : «Kabahaya me dit que je lui refusais ce qu'il désirait, et m'insulta en me disant que j'étais un vaurien comme bilongozi. Et moi de lui répondre : « L'insulte que vous m'adressez provient d'une mauvaise éducation. Que dirait celui qui vous entendrait m'injurier, alors que vous êtes mututsi ? Il me répondit que c'était plutôt moi qui étais mal élevé, puisque, tandis qu'elle me portait au dos, ma mère allait cultiver pour Rwabahama, afin de gagner le petit lait. Voilà la raison pour laquelle je prie le tribunal de lui demander pourquoi il m'a insulté de la sorte »
Notez ici deux implications :
1) « alors que vous êtes mututsi » indique qu'avec cette injure le prévenu avait un comportement indigne du mututsi, de mal élevé, qui aurait été compréhensible de la part du muhutu
2) cultiver chez un « shebuja » pour obtenir le petit lait était également preuve de condition inférieure donc de muhutu.
De cet intéressant jugement, trop long, je reproduis quelques « Attendu » :
Attendu que Kabahaya est le neveu de l'ex-sous-chef Kamugundu destitué et que depuis toujours tout le clan de Kabahaya est en palabre avec le nouveau sous-chef.
Attendu que le sous-chef Gafaranga était venu pour percevoir l'impôt sur place et qu'il n'est dès lors pas plausible qu'il ait accepté de bon gré de percevoir l'impôt à une date ultérieure
Attendu que Kabahaya a alors empêché ses travailleurs d'obéir aux ordres du sous-chef et qu'il a insulté le sous-chef
Attendu que le Mwami du Ruanda lui-même a dû intervenir auprès du prévenu, et ce devant l'Administrateur, en février 1956, afin qu'il cesse de chercher noise au sous-chef Gafaranga
Attendu que le plaignant est un très bon sous-chef, honnête et dévoué et que les réactions contre lui ne proviennent pas de fautes commises par lui mais de l'opposition systématique du clan du prévenu. Attendu que l'insulte « vous êtes un vaurien » est une insulte particulièrement grave surtout qu'elle s'adressait au sous-chef en présence de ses sujets
Attendu que le prévenu a ensuite méprisé la mère du sous-chef en présence des sujets de ce dernier
Attendu que coutumièrement la faute d'insulter une autorité coutumière était puni sévèrement
Attendu qu'il y a lieu de retenir comme circonstance aggravante le degré d'évolution du prévenu qui a même siégé comme assesseur du tribunal du Mwami.
Vu la coutume du Ruanda qui punissait celui qui insultait un sous-chef ou refusait d'exécuter les ordres donnés dans la limite de sa compétence
Condamnons le prévenu à … »
Ainsi jugé et prononcé en audience publique du 12.6.56 du Tribunal de Territoire de et à Kibuye, où siégeaient messieurs :
JASPERS Louis--------------------Juge Président du Tribunal de Territoire
GATSINZI Augustin-------------Assesseur du Tribunal de Territoire
NDAGIYIMFURA Isidore------Assesseur du Tribunal de Territoire
KANONKO Prosper -----------Greffier du Tribunal de Territoire
Pour traduction conforme : Anastaze MAKUZA
14) Discussion au CSP : le Comité d'étude du problème Mututsi-Muhutu
Réunions de mars-avril 1958. Nous devons à Marcel Pochet à l'époque Conseiller du Mwami Mutara l'importante publication : « Rétrospective : le problème ruandais (1957-1962).
Les suppliques adressées au Mwami et les discussions ne laissent aucun doute : le Muhutu ose se prononcer, s'adresser au Roi, au début encore avec révérence, et exiger l'abrogation des injustices et des avantages dont bénéfice la caste tutsi. Avec fierté il invoque son appartenance hutu.
Voici un extrait de cette Rétrospective, reprenant le point de vue hutu exprimé par Gitera : « Voici ce qui est inquiétant dans ce Ruanda de Kanyarwanda, de Gihanga qui a constitué le Ruanda, et le maintient sans cesse même actuellement, lui Kanyarwanda notre Père commun à tous : Gatwa, Gahutu et Gatutsi, c'est Sa majesté Mutara III Rudahigwa, Roi du Ruanda.
Nous sommes ruandais tous : la Triple Alliance progresse. Dans ce Ruanda de Kanyarwanda, Gatwa, Gahutu et Gatutsi sont frères. Il faut qu'ils partagent sans préséance le patrimoine de leur pays, du Ruanda. Afin que ce partage équitable corresponde à leur devise « la Triple Alliance ».
Voici comment Gatwa, Gahutu et Gatutsi co-existent dans ce Ruanda de Kanyarwanda leur père à tous. Nous tenons à décrire les relations de ces 3 frères au Ruanda, qui n'ont pas une même nature, et sans être égaux dans les cadres administratifs et judiciaire, la gestion des caisses publiques, et ne suivent pas de la même manière les écoles qui apprennent les mêmes sciences politiques.
Cette inégalité existe. Nul ne sait si cela provient d'un simple hasard ou d'une exclusivité voulue.
De toutes façons, leurs relations laissent à désirer.
Dans ce Ruanda, Gatwa, Gahutu et Gatutsi ne sont pas unis de cœur.
Le cœur de Gatutsi par contre est plein d'inquiétude. Le buhake a été aboli au Ruanda, et le muhutu est relevé de cette lourde charge. Le mututsi est courroucé. Le motif de cette rage qui le lancine est qu'il ne peut plus amasser librement au détriment du muhutu qu'il s'était entièrement asservi, les richesses nécessaires à sa subsistance ».
Et ainsi de suite…
15) L'importance du droit coutumier
Vous l'aurez compris par ce qui précède, bien plus que l'antagonisme entre ethnies, le problème du ruandais surtout le Muhutu, était le manque de terres arables ce qui faisait que le cultivateur Muhutu ne pouvait nourrir sa famille. Or le droit foncier stipulait que la terre comme les pâturages appartiennent au Mwami qui en dispose et distribue, ou délègue, selon sa volonté à ses fidèles… tutsi.
Je vais rapidement développer ce point.
Le Rapport Annuel du territoire de Nyanza pour l'année 1936.
Sous le titre « Occupation allemande » il dit : « Lors de la création du Territoire, (de Nyanza), (dans les années 20) l'autorité belge a trouvé l'organisation politique qui existait au temps de l'occupation allemande, c'est-à-dire, à bien peu de choses près, l'organisation politique Indigène, telle que les Allemands la trouvaient au moment de leur arrivée au Ruanda (1895). Le Mwami était le souverain absolu et son absolutisme allait jusqu'au droit de vie et de mort sur ses sujets, il pouvait même, privilège vraiment extraordinaire, empêcher l'application du droit de vengeance et la loi du talion. Le Mwami dépossédait les chefs et les sous-chefs selon son bon plaisir (nous sommes dans les années 20 du vingtième siècle !)
Les intrigues et les cabales se succédaient sans interruption, il suffisait qu'un chef devint riche, trop puissant, pour qu'aussitôt ses voisins, devenus ses ennemis, se coalisassent contre lui ; les sorciers de la cour étaient achetés, la chose était aisée – pour rendre des augures défavorables et faire suspecter par le Mwami celui qui avait commis cette faute de s'élever trop rapidement, brusquement et sans aucune raison plausible, il se voyait spolié de tous ses biens, heureux encore s'il pouvait sauver sa vie. L'incertitude du lendemain était telle que quiconque se voyait appelé à la cour pour y exercer une charge, avait soin de réunir les siens, de leur faire connaître ses dernières volontés et de désigner, parmi ses fils, celui qui serait après lui le chef de famille.
On montre encore, à quelques distances de Nyanza, un marais mouvant (le Bishya), appelé par les indigènes « l'eau qui ne rend pas » dans lequel le Mwami, et plus souvent la reine-mère, faisaient ensevelir vivants ceux des favoris qui avaient cessé de plaire (X).
Les Batutsi étaient à cette époque des chefs politiques dont l'autorité était, sinon librement, du moins unanimement acceptée ; le Muhutu qui refuserait obéissance à son chef était immédiatement chassé de sa terre parfois même il y laissait la vie. Quand un chef tombait en disgrâce et, par le fait même, perdait touts ses biens, les Bahutu acceptaient son successeur avec la même résignation passive ; il suffisait pour cela qu'un émissaire du Mwami vint proclamer que l'ancien chef avait perdu la confiance du sultan et que le nouveau avait reçu tous les biens de son prédécesseur ».
(X) Curieux, je me suis fait montrer ce marécage – fin 1956 – et en 1959 après la mort du Mwami Mutara III on m'a rapporté qu'un de ses serviteurs y aurait été noyé pour accompagner son maître dans l'au-delà.
Concernant le droit foncier le Rapport de 1936 établit (p26) :
« La terre appartient au roi qui en abandonne la jouissance aux chefs et sous-chefs. Ceux-ci à leur tour en cèdent des parcelles aux bahutu, moyennant certaines redevances. Le muhutu détenant ainsi un terrain a la faculté de l'exploiter à sa guise jusqu'au jour où il refuserait d'acquitter les prestations coutumières dues au chef ou au roi. Dans ce cas le chef serait en droit de reprendre le terrain, mais non de s'approprier la récolte de la saison ».
Discussions au Conseil Supérieur du Pays concernant la propriété foncière
Dans ce Ruanda surpeuplé, bien plus que le fait d'appartenir à telle catégorie de population, le manque de terres de culture, simplement pour vivre et survivre, fit que le cultivateur hutu lorgnait vers les pâturages (« igikingi ») de l'éleveur tutsi. Suite au Manifeste hutu le Conseil Supérieur du Pays dut bien se saisir de la question. Mais, composé en écrasante majorité de Tutsi le Conseil ne put se résoudre à admettre que les autorités compétentes, elles aussi Tutsi, puissent puiser dans les pâturages, mêmes inoccupés, pour attribuer des terres aux cultivateurs-Hutu.
Au cours de sa session du 12-9-1957, le Conseil établit que l'igikingi appartient à la vache et ne peut être donné au cultivateur, selon le dicton : « igikingi n'icy'inka ». Un membre rappela l'étude de l'abbé Kagamé selon laquelle : « Mais l'igikingi ne peut être morcelé pour donner des terres au cultivateur Hutu ». Ici un autre membre, et pas des moindres puisqu'il s'agit du prince Rwangombwa, neveu du Mwami, selon ce que l'on m'a rapporté à l'époque, aurait conclu : « La vache est supérieure à la houe » ou encore « ntakirut'inka = rien n'est supérieur à la vache ». Le compte-rendu note : « Les membres de la commission foncière soutinrent qu'ils n'avaient pas cherché à porter atteinte à l'autorité du chef de famille mais s'étaient efforcé de formuler le plus nettement le principe que le pâturage est donné à la vache et non à l'homme.
Notons que par 17 voix et 5 abstentions le CSP jugea que « la réalisation des conditions fixées pour la mise en valeur de l'igikingi conférait la reconnaissance de la propriété privée définitive ». Parmi les abstentionnistes l'on retrouve le Hutu Makuza lequel soulignant le profond malaise du Ruanda surpeuplé que c'était : une mesure de faveur au profit des grands éleveurs sans voir comment l'intégrer à l'ensemble ni à prévoir les conséquences, notamment la naissance d'un capitalisme foncier nuisible à la paix sociale. Selon lui cette transformation de l'igikingi en propriété immobilière exclusive méconnaissait et méprisait les besoins en terres de culture et l'accroissement démographique.
Sous l'influence du Conseiller du Mwami Marcel Pochet qui guidait les discussions, certaines dispositions plus positives furent prises et notamment celle-ci : « Le cultivateur installé dans un igikingi pouvait racheter les corvées et servitudes dont il était redevable au propriétaire de l'igikingi pouvait racheter les corvées et servitudes dont il était redevable au propriétaire de l'igikingi, notamment la servitude de céder 1/3 de ses ibisigati, ibikorera et umugutu ainsi que la corvée de coupe de papyrus et de construction du kraal du propriétaire. Ayant racheté ces droits, le cultivateur disposait de ces terres en pleine propriété ». Une des exigences du Manifeste Hutu !
Lisant les notules du Conseil Supérieur du Pays il faut bien admettre que ses membres, en majorité écrasante Tutsi, comme le Mwami, se trouvaient devant un véritable choix révolutionnaire : abandonner les privilèges et coutumes ancestrales qui établissaient la suprématie des Tutsi, éleveurs détenteurs de toutes les richesses pour les partager et accorder des droits, avant tout le droit de se libérer de cette suprématie, aux cultivateurs Hutu.
Ceux-ci, simplement pour survivre, devaient obtenir des terres de culture et des titres de propriété. Bien compréhensible, ils lorgnaient vers les pâturages (= ibikingi) dont les détenteurs Tutsi ne voulaient leur accorder des parcelles sauf contre rémunération coutumière excessive.
C'est tout à fait à l'honneur des Tutsi clairvoyants, acceptant les conseils de la Tutelle belge, d'avoir plaidé en faveur de cette solution.
L'échec a pour une très grande part mené à la révolution du 3 novembre 1959.
La Tutelle belge ne pouvait imposer ce partage, qu'elle estimait cependant souhaitable, contre l'avis du Mwami et d'un Conseil Supérieur qu'elle avait instauré et dont elle avait fixé les pouvoirs.
Elle a réagi immédiatement pour mettre fin à la jacquerie des Hutu mais aussi à la réaction violente, la contre-révolution organisée par le Mwami et ses conseillers de l'Unar.
D'où l'accusation de ceux-ci que la Tutelle prenait fait et cause pour les révolutionnaires Hutu.
Ici un souvenir personnel : je connaissais bien, et estimais beaucoup, le neveu du Mwami (car fils de Mushembugu de la page 9), Christophe Rwangombwa, chef du Ndorwa. Après les événements sanglants de novembre 1959, peu de temps avant qu'il ne se réfugie en Uganda , je le rencontrai à Kigali. Comme toujours nous avons bavardé correctement et il me dit : « Vous, les Belges, avez soutenu les révolutionnaires Hutu contre nous, l'autorité légale. Vous allez voir, nous partis, c'est vous que les Hutu chasseront ! »
Suivent deux photos caractéristiques du type Hutu et du type Tutsi :
- Nov.1959 : Hutu victimede la répression organisée par l'ibgami au Ndiza (main coupée)
- Le chef Rwubusisi (me fit visite à Nyanza)
16) Emblème du Ruanda : un peuple, trois races ! Cet emblème approuvé par le Mwami et le Conseil Supérieur du pays ornait des bâtiments officiels à Nyanza-Rwesero.
Insigne officiel du Ruanda
Le tambour royal Kalinga surmonté de RWANDA, au-dessus le « igisingo » ou couronne royale avec cinq imishunzi (franges perlées) qui représentent les cinq noms dynastiques rwandais.
La devise nationale : « Imbaga Y'Inyabutatu Ijambere » c-à-d
Union et Progrès d'un triple Peuple
17) Refus du Mwami de nommer un chef Hutu
De septembre 1955 à septembre 1956, j'étais administrateur faisant fonction du territoire de Kibuye. En mars 1956, j'y reçus la visite d'inspection du territoire par le Mwami Mutara III.
Suite à cette visite le Mwami a demandé ma nomination à Nyanza, territoire de sa résidence.
Lors de ma visite de prise de contact, le Mwami m'a félicité pour cette « promotion » dont je lui étais redevable. Mais j'ai répondu que je n'en étais pas entièrement satisfait parce que j'étais heureux à Kibuye et que mes prédécesseurs à Nyanza avaient tous fini en palabre avec lui,a ce que je ne désirais pas. Le Mwami m'a répondu que c'était exagéré et que nous allions bien nous entendre et nous dire franchement ce qui nous préoccupait, avant d'en référer au Résident ou au VGG.
Nous avons respecté cet accord (à 90%). Ce qui explique l'incident que je vais raconter.
A cette époque, le Ruanda comptait 45 chefs de province, tous Tutsi et 559 sous-chefs dont une dizaine de Hutu dont dans mon territoire Dominique Mbonyumutwa, coté Elite.
Après les événements de 1957 et le réveil hutu, la tutelle, conduite par le Résident Dessaint, estima que le moment était venu, pour apaiser les tensions, pour faire bonne justice et encourager la démocratie naissante, de nommer un chef de province hutu.
Comme aux autres administrateurs je suppose, sous le sceau du secret, le Résident me demanda d'examiner lequel parmi les sous-chefs hutu pouvait être retenu pour cette promotion révolutionnaire. Je ne crois pas qu'il y avait en territoire de Nyanza un autre sous-chef hutu mais de toutes façons, Mbonyumutwa était le meilleur et correspondait parfaitement aux critères et objectifs. J'ai donc répondu dans ce sens au Résident et ajouté copie de mon Procès-Verbal d'inspection de sa sous-chefferie. La démarche était délicate et le Résident avait imposé la confidentialité pour lui permettre d'examiner les différentes propositions avant de faire son choix, sans doute aussi avant d'en parler au Vice Gouverneur Général, lequel devait donner son accord avant de soumettre la proposition au Mwami auquel appartenait la nomination (décret du 14-7-1952). Je ne savais nullement où en était cette affaire quand, un mois plus tard, le Mwami vint un soir à la maison, la mine renfrognée des mauvais jours. Je m'en rendis compte en le voyant, il était mécontent. Installé dans notre salon, il attaqua dès que je lui avais servi son whisky habituel :
« Je ne suis pas content, vous ne vous êtes pas tenu à notre accord de collaborer en confiance et sans recourir à vos autorités. Derrière mon dos, vous avez pris l'initiative de proposer Mbonyumutwa comme chef ». Je devais répondre avec clarté et précision et lui ai dit que je n'avais d'aucune façon, derrière son dos entrepris une démarche contre lui. J'avais répondu à une instruction de mon supérieur hiérarchique, cela n'avait en rien trahi ma loyauté à son égard.
J'ai ajouté : « Mwami, mieux que moi vous connaissez les problèmes de votre pays et les tensions raciales qui prévalent. Il faut en tenir compte et effectivement se demander si le moment n'est pas venu de nommer un chef hutu. Puisque nous avons un Mbonyumutwa, élément d'élite dont je crois qu'il fera un excellent chef pour l'avoir contrôlé, je considère ne pas vous avoir trahi mais au contraire aidé dans la recherche d'une solution au problème qui se pose à vous. Si vous le nommez, aux yeux de votre peuple, le mérite de cet acte salutaire vous en reviendra et la masse hutu vous sera reconnaissante ».
Le Mwami s'est un peu amadoué à mon égard mais n'a rien voulu entendre et est resté sur sa position : pas de chef hutu dans son royaume ! Il est resté encore une heure et est parti apaisé.
Louis Jaspers - Ambassadeur honoraire - septembre 2012
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